Interpol : le lobby du tabac se paie une vitrine

Depuis deux ans, l’organisation mondiale de police ouvre de plus en plus son financement au secteur privé. Labos pharmaceutiques, Fifa, multinationales du tabac, notamment, ont fait de généreux “dons”. Conflits d’intérêts en vue. L’enquête de Lyon Capitale. Premier volet.

“Nous avons alerté Interpol, confie le docteur Armando Peruga, haut fonctionnaire de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour qu’une collaboration soit possible, il fallait qu’ils renoncent à leur lien avec l’industrie du tabac. Ils n’étaient pas très informés sur le sujet, et très étonnés par notre critique.” Les faits remontent au 12 novembre 2012. Nous sommes à Séoul, en Corée du Sud. La 5e Conférence des parties (COP) pour la lutte antitabac ouvre ses portes. Plus de 140 États ont fait le déplacement. Dans les couloirs, les lobbyistes du tabac échangent des cartes, nouent des contacts. Pendant les pauses, des entreprises vendent leurs derniers systèmes de contrôle des cigarettes. Dans la salle de conférence, des ministres, des diplomates, des médecins assistent aux débats, rendent des décisions.

En ce premier jour, on vote la demande d’Interpol d’être admis – avec le statut d’observateur – à la convention antitabac de l’OMS. Très vite, un problème de taille se pose pour les États. Interpol a omis de mentionner aux parties un accord financier avec le premier fabricant de cigarettes au monde, Philip Morris. Les délégués découvrent qu’en 2012 la multinationale américaine a alloué à Interpol une enveloppe de 15 millions d’euros sur trois ans, afin de contribuer à la lutte contre le trafic illégal de cigarettes dans le monde. À la quasi-unanimité, les parties décident alors de reporter la demande d’Interpol à 2014, jugeant le dossier insuffisant et présentant des doutes de conflits d’intérêts.

“On a appris pour le financement à Séoul. On a demandé une clarification, et on a rappelé les règles. Interpol avait sous-estimé le problème”, se souvient Léopold Stefanini, membre de la délégation française, et rédacteur sur les questions de santé à l’Onu. “La convention estime que ces types d’accords sont utilisés pour promouvoir l’industrie du tabac, et ont le potentiel de susciter des conflits d’intérêts”, rappelle Tanya Plibersek, la ministre australienne de la Santé. “Il valait mieux reporter la décision, car il a été prouvé que l’industrie du tabac participe au trafic illégal de cigarettes dans le monde”, alerte le responsable d’une délégation de l’Union européenne. Selon nos informations, le bureau de la convention-cadre de l’OMS a envoyé un courrier à Interpol début avril 2013. Dans ce courrier, le bureau pose une question, simple : quels sont les garde-fous mis en place par Interpol pour se prémunir contre d’éventuels conflits d’intérêts ?

  • La convention-cadre antitabac de l’OMS

La convention-cadre pour la lutte antitabac est le traité international le plus connu de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Elle est entrée en vigueur en 2005, et 176 États l’ont ratifiée à ce jour. Elle expose non seulement les problèmes de santé publique du tabac, mais aussi les stratégies de lobbying de l’industrie du tabac sur les acteurs publics, les gouvernements ou les organisations internationales. Son article 5.3, qui a motivé le report de la demande d’observateur d’Interpol, stipule qu’“en définissant et en appliquant leurs politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les parties veillent à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale”.

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L’Union européenne crédibilise les cigarettiers

Depuis 1989, Lyon abrite au cœur de la Cité internationale le siège d’Interpol, énorme base de données criminelles et indispensable canal pour les polices du monde entier. Dans cette immense forteresse de verre et de béton, on se défend pourtant d’être les premiers à recevoir de l’argent de l’industrie du tabac. “L’accord conclu par Interpol avec PMI n’a rien d’inhabituel. En 2004, 2007 et 2010, l’Union européenne a signé avec Philip Morris International, Japan Tobacco International, British American Tobacco et Imperial Tobacco des accords portant sur près de 2 milliards de dollars au total – ce qui représente bien plus que 100 millions par an – pour lutter contre le commerce illicite de cigarettes. La capacité de l’Union européenne à combattre en toute indépendance le trafic de produits illicites a-t-elle été mise en doute par qui que ce soit après la signature de ces quatre accords totalisant près de 2 milliards de dollars ? interroge le secrétariat général d’Interpol. Bien sûr que non. Pourquoi ? Parce que ces accords garantissent l’indépendance, de même que le modeste accord conclu avec Interpol pour 5 millions d’euros annuels sur trois ans.”

Les différents partenariats de l’Union européenne avec les quatre premiers fabricants de cigarettes au monde auront crédibilisé sur le plan international la collaboration avec l’industrie du tabac. Tout en faisant leurs preuves. En 2010, dans un énorme coup de filet, l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) a saisi 70 millions de cigarettes de contrebande en Espagne. Mais cette collaboration, qui repose sur l’échange d’informations, aura rapproché les lobbys du tabac et l’Union européenne. Et ouvert la porte aux conflits d’intérêts à Bruxelles. Ainsi, après avoir accepté 1 milliard de dollars de Philip Morris en 2004, l’Union européenne a retiré saplainte pour blanchiment d’argent contre le cigarettier américain. Ce risque de conflit d’intérêts a été pris en compte par l’Organisation mondiale des douanes (OMD) qui, tout en travaillant avec l’industrie du tabac, s’interdit tout échange financier. Pour sa part, l’OMS exclut toute relation avec les industries du tabac, des armes à feu et de l’alimentaire. “L’accord permet à Interpol de consacrer davantage de moyens à la lutte contre le trafic de marchandises illicites et la contrefaçon. Il s’agit là du cœur de métier d’Interpol, qui décide toujours seul quand, à quoi et comment il affectera ses ressources”, se défend-on au secrétariat général.

La “neutralité” plutôt que la transparence

Si Interpol paraît de bonne foi, et proclame à l’envi sa “neutralité” et son “indépendance”, le manque de mécanismes de contre-pouvoir pose de véritables questions d’éthique et de transparence. Selon les statuts de l’organisme, lorsqu’il s’agit d’un don ou d’un sponsoring, rien n’oblige l’assemblée générale à voter l’accord. Les 15 millions d’euros de Philip Morris n’ont donc été approuvés ni par les États ni par la commission de contrôle, indépendante d’Interpol, qui ne gère que les données personnelles (voir encadré). Ces 15 millions d’euros ont été actés uniquement par le comité exécutif. “Si j’étais responsable d’Interpol, j’aurais beaucoup de questions sur cette collaboration. C’est quelque chose de très délicat, un partenariat avec l’industrie du tabac. Je ne sais pas pourquoi Interpol va dans cette direction, car il y a des doutes de conflits d’intérêts et d’indépendance”, alerte Thomas Zeltner, ex-directeur de l’Office fédéral de santé publique suisse (1991-2009) et auteur d’un rapport sur le lobbyisme de l’industrie du tabac au sein de l’OMS.

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Codentify, quand Interpol fait la pub de Philip Morris

Dans sa lutte contre le trafic illégal de cigarettes, Interpol a décidé d’utiliser un système de détection des contrefaçons : Codentify. Ce système, un code unique à douze chiffres, est développé par les quatre plus grosses industries mondiales du tabac : Philip Morris, British American Tobacco, Japan Tobacco et Imperial Tobacco. Dans les conférences internationales, comme à Istanbul sur la contrefaçon fin avril 2013, Interpol met en avant le système de l’industrie du tabac. Les concurrents, telle l’entreprise suisse de sécurité Sicpa, n’ont pas été approchés. L’organisation de police, qui regroupe 190 États à travers le monde, apparaît alors pour l’industrie du tabac comme une formidable publicité pour son système de traçabilité. Car celui-ci est encore dans sa phase de lancement. Le 8 mai 2013, a été inaugurée l’association qui gère Codentify, la Digital Coding and Tracking Association (DCTA). Officiellement domiciliée à Zurich (Suisse), la DCTA n’est qu’une boîte aux lettres, qui renvoie directement au siège de Philip Morris International, basé à Lausanne.

Avec Interpol pour appuyer Codentify, Philip Morris renforce ainsi la légitimité de son système, mais aussi de sa marque. “Le but de Philip Morris, c’est d’être accepté par la société. Et là, ils ont une formidable occasion, à travers un sujet qui n’est pas lié au domaine de la santé, où ils sont toujours perdants. Interpol, ça crée une association qui, dans la tête des gens, redore un blason”, explique Pascal Diethelm, vice-président du Comité national contre le tabagisme (CNCT).

Le rôle majeur d’une ex-cadre de British American Tobacco

L’industrie du tabac cherchait à rentrer en contact avec Interpol depuis des années. Parmi les lobbyistes, un nom revient régulièrement dans les discussions : Jeannie Cameron. Basée à Londres, la directrice de l’entreprise de conseil JCIC International a été pendant dix ans cadre chez British American Tobacco. Jointe par téléphone, elle confie : “Je ne travaille ni pour Philip Morris ni pour Interpol, mais j’ai bien été le fil conducteur entre les deux.” À Lyon, au siège d’Interpol, on nie pourtant le rôle de cette lobbyiste de l’industrie du tabac : “Si Jeannie Cameron est une experte mondialement reconnue du commerce illicite des produits du tabac, elle n’est pas une intermédiaire entre Interpol et l’industrie du tabac”, réplique-t-on au secrétariat général.

Pourtant, Jeannie Cameron compte bien Interpol dans la liste de ses clients. Elle estégalement intervenue dans plusieurs conférences, en 2011 et 2012 (avant la signature de l’accord avec Philip Morris), où s’est rendu Ronald Noble, le secrétaire général d’Interpol. “J’ai mis autour d’une table le président de Philip Morris International, Louis C. Camilleri, et le secrétaire général d’Interpol, Ronald Noble”, se félicite Jeannie Cameron, qui avoue que, “pour Philip Morris, c’est une décision d’affaires”. Avant d’ajouter : “J’ai présenté le système Codentify pour toute l’industrie du tabac lors de plusieurs conférences internationales.” Quelle est donc la véritable influence du lobby du tabac sur l’organisation mondiale de police ?

Une mine de renseignements potentielle

“L’un des buts de l’industrie du tabac est l’information gathering, pouvoir “rassembler des informations”. Tu prends vingt cafés, et à la fin c’est comme un puzzle. On l’a vu avec les Tobacco Documents. Chaque mini-entretien provoque une note qui part directement à la centrale”, explique Thomas Zeltner. En collaborant avec Interpol, l’industrie du tabac a donc un accès potentiel à toute la chaîne de contrôle de l’exportation de cigarettes dans le monde. Un danger, lorsque l’on sait que l’industrie, qui lutte contre la contrefaçon d’un côté, continue d’alimenter de l’autre le trafic illégal de cigarettes détaxées (voir notre entretien avec Luk Joossens). Ainsi, l’une des quatre compagnies associées dans Codentify, Japan Tobacco International, fait actuellement l’objet d’une enquête de l’Olaf, qui la soupçonne d’alimenter la contrebande de cigarettes en Syrie.

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> À lire aussi :

La fiche d’identité d’Interpol (historique, fonctionnement, budget…

Notre entretien avec le professeur Bertrand Dautzenberg, président de l’Office français de prévention du tabagisme

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Cette enquête est parue initialement dans Lyon Capitale-le mensuel n°723, et en parallèle dans le magazine allemand Die Zeit. Elle a été reprise depuis par Slate.

Nous la publions ici en 5 volets, et quelques compléments.

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