Les poisons à retardement de la guerre d’Irak

Dix ans après la guerre qui a “libéré” l’Irak de Saddam Hussein, des médecins restent inquiets quant à l’apparition de pathologies inhabituelles touchant surtout des nouveau-nés. Accusé numéro un : l’uranium appauvri utilisé dans les obus occidentaux. L’OMS n’arrive pas aux mêmes conclusions. Sa méthode est contestée.

Le docteur Samira Alaani est en colère. Cette pédiatre qui exerce à l’hôpital général de Falloujah, une ville située près de Bagdad, au centre du pays, attendait beaucoup d’une étude menée conjointement par le ministère de la Santé et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sur les malformations congénitales dans le pays. Dans sa maternité, elle constate depuis la fin du conflit, en 2004, des cas inquiétants d’anomalies touchant des nouveau-nés. En moyenne, elle estime que 15 % des enfants nés dans son service sont concernés. Le taux de mortalité infantile est aussi anormalement élevé, entre 50 et 80 pour 1 000 depuis 2007, soit deux à dix fois la valeur constatée en Irak avant la guerre ou dans d’autres pays de la région. Dans d’autres villes abondamment bombardées, comme Bassora au sud du pays, les médecins ont fait des constatations comparables.

Un “sondage” de l’OMS qui contredit les statistiques hospitalières

Pourtant, les chiffres publiés le 15 septembre par l’OMS dans un document “préliminaire” ne confirment en rien ces éléments factuels, présentés comme de simples “rapports anecdotiques”. “Ils sont même en train de nous contredire, regrette la pédiatre de Falloujah interrogée par Lyon Capitale. Ils ont décidé d’ignorer ce qui se passe dans les hôpitaux !” L’OMS a en effet choisi une méthodologie très contestable. Elle a préféré la méthode du sondage (10 000 foyers ont répondu à un questionnaire) sans tenir compte des données hospitalières. Bilan : un taux de malformations (pour 1 000 naissances) de 21,7 en moyenne nationale, et de 14,6 dans un vaste district comprenant la ville de Falloujah. Alors que Samira Alaani a déjà constaté un taux d’anomalies de 144 pour 1 000 dans sa maternité… “Ils se sont ainsi privés de données essentielles dans les zones rurales, où la plupart des gens ont honte d’admettre qu’il en ont été victimes”, explique la pédiatre.

L’uranium appauvri : une arme puissante… et bon marché

En toile de fond de cette querelle de chiffres, le rôle des munitions employées par les forces de la coalition menée par les États-Unis. Car les deux guerres d’Irak, en 1991 comme en 2003, ont laissé des traces toxiques sur le terrain. Il est établi que la coalition a fait usage de bombes incendiaires au phosphore blanc, mais surtout d’obus dont les ogives contenaient de l’uranium appauvri. Selon les estimations, au minimum 400 tonnes de bombes à l’uranium ont été déversées sur le pays. Ce métal a plusieurs qualités aux yeux des marchands d’armes. Il est d’abord très bon marché, car c’est un déchet de la phase d’enrichissement des combustibles utilisés dans les centrales nucléaire. C’est ensuite un matériau à la solidité inégalée, capable de percer les plus gros blindages, notamment des chars. Mais, après l’explosion, les ogives à l’uranium disséminent des éléments fortement radioactifs qui subsistent des années après les hostilités. Les particules très fines ainsi émises s’infiltrent plus facilement dans le corps par ingestion ou inhalation, et se fixent durablement dans les sols ou tout matériau à proximité.Ces munitions ont été “inaugurées” à Bassorah en 1991, et employées à grande échelle lors de la guerre de l’Otan en Serbie en 1996.

Nous avons pu consulter une demi-douzaine d’études scientifiques réalisées en Irak qui font un lien entre les malformations constatées, comme l’apparition anormale de certains cancers, et la présence de polluants toxiques dans l’organisme des populations locales. Les traces de plomb et de mercure (composants de tout type de munitions) sont par exemple entre trois et six fois plus élevées dans les corps d’enfants souffrant d’anomalies que dans ceux n’ayant subi aucune malformation. La présence anormale d’uranium dans des cheveux analysés par le docteur Alaani a aussi été constatée. Une ONG de Tokyo, Human Rights Now, qui a passé un mois à l’hôpital de Falloujah début 2013, parle d’une véritable “épidémie de malformations congénitales” dans un rapport publié au mois d’avril.

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Un lien de causalité difficile à établir…

Malgré les constats alarmants sur le terrain, le lien de causalité entre “armes sales” – à l’uranium, au mercure ou au plomb – et maladies congénitales est difficile à établir, en l’absence d’études épidémiologiques de grande ampleur. Le docteur François Baud, spécialiste pour MSF France des intoxications aux métaux lourds, qui était en mission en Irak en 2011, pense qu’il est “très improbable que ces pathologies aient été causées par la seule présence d’uranium appauvri”. “L’explication, selon lui, se trouve sans doute dans l’action conjuguée de plusieurs polluants. Pour en être sûr, il faudrait mener des études de long terme sur des populations plus fragiles – femmes, enfants ou personnes âgées –, pas seulement sur des militaires de sexe masculin qui ont été exposés pendant un court laps de temps.”

Les dangers de l’uranium appauvri – qui irradie beaucoup moins mais reste éminemment radiotoxique – n’ont en effet été étudiés que sur d’anciens militaires, surtout après la guerre en Serbie. Rien sur ses effets durables sur les populations civiles. Les grandes puissances militaires peuvent ainsi affirmer que “rien ne prouve” sa dangerosité…

… faute d’études

En France, le ministère de la Défense, qui dit détenir de telles armes sans les avoir encore utilisées en état de guerre, affirme ainsi qu’aucune étude n’a révélé de cas d’effets de long terme sur la santé ou l’environnement”, tout en indiquant que ces “effets durables sur la santé ont été largement examinés par l’Organisation mondiale de la santé”. Or, d’après notre enquête, l’OMS n’a précisément jamais mené de telles études “de long terme”.

Son seul travail d’envergure sur l’uranium appauvri (depleted uranium, DU) date de 2001, suite à la guerre dans les Balkans. Un document dans lequel l’OMS avoue d’emblée ne pas avoir voulu enquêter. Notant qu’il y a des lacunes dans nos connaissances et [que] des recherches plus approfondies sont recommandées”, elle se permet d’affirmer : “Dans les zones de conflit où l’uranium appauvri a été utilisé, il n’est pas nécessaire de soumettre les populations à un dépistage ou à un contrôle généralisé des effets éventuels sur leur santé.” Plus loin, il est pourtant question des “jeunes enfants dans les zones de conflit [qui] peuvent être plus exposés du fait de leurs activités ludiques et de leur tendance à mettre la main à la bouche et ainsi ingérer de plus grandes quantités d’uranium appauvri provenant des sols contaminés (1).”

Nous avons retrouvé un ancien expert de l’OMS impliqué dans ce travail. Keith Baverstock était à l’époque directeur du service Radioprotection du bureau européen de l’OMS. Il affirme avoir été censuré… Ses conclusions, qui mettaient en évidence une génotoxicité de l’uranium appauvri, n’ont jamais figuré dans le rapport final (2). “C’est regrettable qu’un tel risque n’ait pas été notifié par l’OMS en 2001, cela aurait sans doute limité son usage lors de la guerre d’Irak de 2003”, explique-t-il à Lyon Capitale.

Pour la Coalition internationale d’interdiction totale des armes à l’uranium (ICBUW), dans une réaction du 22 septembre, le rapport de l’OMS “pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses”. Cette ONG rappelle que, depuis 1959, l’OMS n’a jamais eu son mot à dire sur les risques sanitaires des matières radioactives. C’est l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique de l’Onu, qui est compétente en la matière (3). En 2008, que recommandait cette agence comme “remède environnemental” aux zones empoisonnées par de l’uranium militaire ? De les “recouvrir par de la terre non contaminée”

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(1) Tiré du résumé en français du rapport “Depleted Uranium: Sources, Exposure and Health Effects”, OMS, 2001, en ligne ici.

(2) Son travail a été publié après coup et peut être consulté en ligne ici.

(3) Un accord passé en 1959 avec l’AIEA dégage l’OMS de toute compétence relative aux effets sur la santé des éléments radioactifs. Cf. notamment “Fukushima, Tchernobyl : l’OMS répète les chiffres de l’AIEA” (Rue89, 06/04/2011). Lire aussi le dossier de la Criirad sur ce point.

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