Une du mensuel Lyon Capitale de décembre 2019 (n°794)

Bord de scène, des Célestins à l’Assemblée nationale – L’édito de décembre

Un récent échange auquel nous avons assisté dans les travées feutrées du théâtre des Célestins, après Les Sorcières de Salem, nous renvoie à la difficulté de faire vivre les débats de notre société autrement que sous forme de hashtag et de punchline. Prenons donc le temps, pour un dialogue apaisé.

Après une représentation des Sorcières de Salem au théâtre des Célestins, le public lyonnais était invité à rencontrer les comédiens de la pièce d’Arthur Miller dans un rendez-vous habituel, le “bord de scène”. Cet exercice consiste pour les artistes à répondre aux questions des quelques spectateurs restés après la représentation. Un face-à-face bien plus intime que celui qui met à distance l’artiste évoluant sur scène et le spectateur assis dans son fauteuil.

La troupe dirigée par
 Emmanuel Demarcy-Mota avait livré un travail
 remarquable, restituant le
 tragique procès en
 sorcellerie au XVIIe siècle à
 Salem, en Nouvelle-Angleterre, qui avait
 condamné une vingtaine
 d’innocents à la pendaison, sur la foi de faux
 témoignages. Des jeunes 
filles avaient envoyé à la
 mort voisins, amis ou inconnus, dans un engrenage de mensonges et de règlements de compte. Arthur Miller a écrit ce texte puissant en 1953, au plus fort de la chasse aux communistes aux États-Unis, dont les victimes furent nombreuses chez les intellectuels et les artistes.

Ce soir-là, au bord de la scène du théâtre des Célestins, le thème universel de l’oppression et de la résistance permettait aux spectateurs d’échanger avec les artistes, rappelant leur contribution aux réflexions politiques contemporaines. Mais, au terme d’une séquence d’échanges plutôt convenus, une jeune spectatrice interpella les comédiens en livrant sa propre analyse du spectacle auquel elle venait d’assister. Dans le contexte #Metoo, il était impossible, dit-elle, de ne pas percevoir dans le choix de jouer Les Sorcières de Salem une volonté de remettre en cause la parole des femmes. L’histoire de ces jeunes filles hystériques et accusatrices, les règlements de comptes…, le parallèle était trop gros, le contexte actuel trop évident à ses yeux pour être le fruit du hasard. Pour cette spectatrice, l’intention de la pièce, à l’évidence, était de dénoncer cette nouvelle libération de la parole féminine.

Face à un public quelque peu gêné par cet éclairage rétroactivement projeté sur l’œuvre de Miller, la comédienne Élodie Bouchez a pris la parole calmement, sur un terrain miné. Prenant le risque “de se faire des ennemies”, elle a défendu l’idée que la parole des femmes ne devait pas être sacralisée, pas plus qu’elle ne devait être disqualifiée. Et que le mensonge pouvait bien aussi se conjuguer au féminin. Cette position avait d’autant plus de sens après sa performance scénique, où elle incarnait l’une des accusatrices, avec justesse, démontant les mécaniques humaines avec subtilité. Certains jugeront cette objection maladroite ou ambiguë, dans un contexte de prise de conscience des insoutenables violences faites aux femmes et un manque de solidarité envers les victimes. D’autres se sentiront rassurés par cette position nuancée et y verront un plaidoyer en faveur de la complexité du monde. Car, dans le fond, cet échange dans les travées feutrées du théâtre des Célestins nous renvoie à la difficulté de faire vivre les débats de notre société autrement que sous forme de hashtag et de punchline sur les réseaux sociaux. Ou dans les talk-shows télé qui alimentent quotidiennement les discordes, limitant la parole à des formules chocs et caricaturales. Ou même au cœur de l’Assemblée nationale, théâtre de joutes verbales stériles, qui en définitive rendent tout débat impossible. Et que dire des commentaires d’une violence inouïe que l’on peut lire sous les articles des journaux en ligne… L’invective est devenue un sport national.

Pour les observateurs que nous sommes, il faut peut-être se donner plus de temps, denrée rare dans l’ère de l’immédiateté. Aller sur les ronds-points, dans les banlieues, les hôpitaux, les écoles. Dire les choses, oui, mais prendre le temps, calmement, de comprendre. Le voile islamique, l’immigration, le réchauffement climatique, la colère sociale, la procréation assistée, la condition féminine…, les sujets qui méritent une analyse plus nuancée et une approche moins clivante dans la forme, ne manquent pas.

Pour cela, encore faut-il être capable, pour les uns, de sortir de son confortable fauteuil, pour les autres de descendre de son piédestal, et se retrouver tous sur un bord de scène virtuel. À nous de nous inspirer de cet espace de dialogue apaisé en nous libérant des injonctions tumultueuses de notre époque.


[Editorial du mensuel Lyon Capitale n°794 – Décembre 2019 – En kiosques à partir du 22 novembre]

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