Lyon Capitale n°158
© Lyon Capitale

Il y a 20 ans : 2000 malades exterminés au Vinatier

IL Y A 20 ANS DANS LYON CAPITALE – La révélation est reprise dans de nombreux médias, en 1998 Lyon Capitale dévoile que 2000 patients ont été exterminés au Vinatier sous le régime de Vichy.

Lyon Capitale n°158, 11 février 1998, © Lyon Capitale

Tout est parti d'un livre. Un ouvrage signé Patrick Lemoine, chef de service au Vinatier qui en 1998 révèle une sombre page de l'histoire lyonnaise. Pendant la seconde guerre mondiale, 2000 malades mentaux internés au Vinatier seraient morts de faim et de froid. L'eugénisme hitlérien dans son expression la plus terrible a déferlé sur les malades, les condamnant à "manger leurs doigts, ou leurs excréments" pour tenter de survivre. Dans une interview poignante, l'auteur de Droit d'asiles livre à Lyon Capitale les détails d'un événement sordide et méconnu du grand public, qui rappelle que Lyon a subit de plein fouet les horreurs de la guerre.

Lyon Capitale n°158, 11 février 1998, p.15 © Lyon Capitale

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Un article de Lyon Capitale n°158 paru le mercredi 11 février 1998, signé par Aude Spilmont.

2 000 malades exterminés au Vinatier

Le livre fait l'effet d'un pavé dans la mare. Droit d'asiles, signé par Patrick Lemoine, chef de service à l'hôpital du Vinatier dévoile une page peu glorieuse de notre histoire. Au cours de la seconde guerre mondiale, dans l'indifférence générale, 2 000 malades mentaux sont morts de faim et de froid au Vinatier, comme dans bien d'autres hôpitaux psychiatriques de France. Une extermination "douce", étrangement étouffée pendant des décennies, que Patrick Lemoine retrace comme un devoir de mémoire. Entretien.
Lyon Capitale : Que s'est-il passé précisément au Vinatier pendant la seconde guerre mondiale ?
Patrick Lemoine : En France pendant la guerre, alors que les hôpitaux généraux ont eu le droit à des cartes de suralimentation, les hôpitaux psychiatriques ont été totalement oubliés par les autorités de Vichy. Or si la population civile a pu se débrouiller pour s'approvisionner grâce au marché noir et au système D, les malades mentaux ont, quant à eux, vécu dans des conditions effroyables. Les descriptions faites par les témoins de l'époque sont accablantes. Faute de nourriture suffisante, de nombreux malades mangeaient leurs excréments et leurs paillasses. On relate également des batailles épouvantables entre internés pour un quignon de pain ainsi que des délires lilliputiens : les patients prenaient leurs doigts pour des petits personnages et les dévoraient. C'est dans ce contexte tragique que 2 000 malades sont morts de faim et de froid au Vinatier pendant la guerre. Cette mortalité est sans commune mesure avec celle constatée dans les hôpitaux généraux et a fortiori, dans la population générale.
Les médecins du Vinatier ont-ils réagi face à ce drame ?
Il y a eu quelques médecins courageux qui ont pris des risques pour tenter de sauver leurs patients. A leur tête le Dr Revol. Il allait au petit matin dans les abattoirs chercher du sang qu'il mettait dans des ampoules. Un procédé qui visait à nourrir ses malades de manière occulte. Il s'est également plaint du sort réservé à ses patients au cours d'une réception officielle à la préfecture. Mais de sinistre mémoire, Angel, le préfet de l'époque, lui a tourné le dos en s'exclamant 'qui est cet énergumène ?''.
Quelle était la mission de l'hôpital psychiatrique à la fin des années 30 ?
Il s'agissait d'abord d'empêcher les patients de se sauver, de mettre la société à l'abri des "fous dangereux". Les hommes et les femmes étaient également séparés pour qu'ils ne puissent se reproduire. Autre mission : les malades étaient soignés en cas de pneumonies, de fractures ou de toutes autres affections physiques. Mais la prise en charge psychologique était pour ainsi dire inexistante.
A qui incombe la responsabilité de cette surmortalité des malades mentaux au Vinatier ?
Il est difficile de répondre précisément à cette question. Je ne sais pas si c'est la bêtise, la passivité, l'oubli ou une obéissance aveugle à des directives qui ont conduit à cette surmortalité. Je n'ai vu aucun texte ou circulaire qui me permettrait de dire qu'il y a eu une volonté d'extermination programmée. On peut néanmoins constater que les autorités de l'époque n'ont pas accordé de ticket de suralimentation aux hôpitaux psychiatriques comme c'était le cas pour les hôpitaux généraux. On peut aussi s'interroger sur l'attitude d'Angeli, le préfet du Rhône de l'époque, réputé comme un homme de Laval. Des faits laissent également penser à une bien faible considération de la direction de l'hôpital, jusqu'en 1942, pour les aliénés. Ainsi, alors que la trésorerie du Vinatier n'était pas en difficulté le pécule destiné à la distraction des malades a été diminué de façon vertigineuse.
Les thèses eugénistes du Lyonnais Alexis Carrel, peu avant la guerre, n'ont-elles pas influencé les courants de pensée ?
Il est vrai que son ouvrage L'homme, cet inconnu, dans lequel il développait ses idées d'éradication des malades mentaux, a connu un gros succès. En 1938, un chef de service de l'hôpital du Vinatier, le Dr Rochaix comparait également dans un rapport les malades mentaux à des "déchets sociaux" qui contribuent à la "dégénérescence de la race". Il préconisait la stérilisation des aliénés. Ses écrits n'ont pas reçu la bénédiction du conseil général. Mais reste néanmoins que les idées eugénistes étaient dans l'air.
Comment expliquez-vous que ce sinistre ait été étouffé pendant des décennies ?
Il y a plusieurs explications à cette mémoire occultée. D'abord je crois qu'à chaque fois que la société est en crise, elle désigne un bouc émissaire. En règle générale le fou est le premier à être désigné. Au sens étymologique l'aliéné signifie l'autre. C'est un réflexe d'autodéfense : celui qui est différent est plus facile à "sacrifier". J'ajouterais qu'on a tous notre petite part de psychose. Or voir disparaitre les "vrais fous", c'est un peu comme exorciser notre petit grain de folie. Dernier point : c'est bien connu les psychiatres sont tous un peu fou. Donc pas forcément crédibles. Et les schizophrènes n'ont pas d'attaché de presse lis ne communiquent pas et ne peuvent pas se défendre. Difficile alors pour eux d'interpeller les pouvoirs publics. Je crois qu'il n'y aura jamais de "schizothon" au même titre que le Téléthon.
"Faute de nourriture suffisante, de nombreux Malades mentaux mangeaient leurs excréments et leurs paillasses. On relate également des délires lilliputiens : les patients prenaient leurs doigts pour des petits personnages et les dévoraient."
Pourquoi établir dans votre livre un parallèle avec le camp de travail de Buchenwald en Allemagne ?
Parce que des psychiatres, des psychanalystes et des médecins ont été internés dans ce camp dont Bruno Bettelheim et Jean-Paul Garin. A la Libération, certains d'entre eux ont dénoncé le fait que les conditions de vie étaient similaires dans le camp de Buchenwald et dans les hôpitaux psychiatriques (suppression des affaires personnelles, les personnes internées sont entièrement rasées, pubis compris, exploitation par le travail...). Ils se sont ne dit plus jamais ça" et ont fortement contribué à instaurer de nouvelles pratiques dans les hôpitaux psychiatriques.
La psychiatrie est-elle encore aujourd'hui le parent pauvre de la médecine ?
La psychiatrie a autant progressé que les autres spécialités mais les prix de journée sont quand même inférieurs. Autre constat : mon service est maintenant enfin en travaux. Néanmoins, jusqu'à juillet dernier, nous n'avions que deux salles de bains et trois WC pour 15 malades. Faites un tour dans les hôpitaux généraux de l'agglomération lyonnaise et vous constaterez qu'au niveau architectural ils sont privilégiés par rapport au Vinatier. Je crois aussi qu'il y a encore beaucoup à faire pour changer les mentalités auprès du grand public. Jugez plutôt : il y a au moins une trentaine d'années on a voulu déplacer les sépultures du Vinatier dans le cimetière de Bron. Certains habitants s'y sont opposés en faisant signer une pétition. C'est impressionnant de constater que même au-delà de la mort, il y a cette peur du fou. J'ai entendu également récemment un professeur de droit renommé dire que les malades mentaux étaient des incurables.
Changer les mentalités passe par un devoir de mémoire ?
Il s'agit de dire ce qu'a été la psychiatrie et ce qu'elle est aujourd'hui devenue. C'est deux mondes totalement différents. Mais, qu'on le veuille ou non, il y a tout de même des séquelles. Et je pense qu'ils subsisteront tant que l'on fera preuve d'amnésie. Si on oublie il y a toujours un déficit quelque part. Mais si on enlève la part d'ombre je pense que la psychiatrie sera un peu moins effrayante et inquiétante.

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