Alexandra Midal

Biennale du design : “Le design ne s’arrête pas à l’objet m’as-tu-vu”

À l’heure où la ville de Saint-Étienne et toute la région Rhône-Alpes inaugurent la 8e édition de la Biennale internationale du design, Alexandra Midal, historienne du design, enseignante à la Haute École d’art et de design de Genève (HEAD) et commissaire d’exposition indépendante, revient sur les apports majeurs du design, son avenir et le thème de cette édition : l’empathie.

Lyon Capitale : Quels sont les apports majeurs du design dans nos sociétés ? Qu’a-t-il profondément modifié dans nos pratiques quotidiennes ?

Alexandra Midal : Le design est né avec l’avènement de la révolution industrielle, et les designers se sont immédiatement demandé quel était le sens d’une production de biens de consommation standardisés, que ce soit au XIXe siècle ou aujourd’hui. À l’origine, le design était un projet démocratique, de la façon dont une production qu’ils imaginaient bon marché et accessible allait améliorer le niveau de vie. Cela ne passait pas par l’achat de jolis objets, bien au contraire. Il s’agissait de répondre à un besoin de première nécessité, tout en étant soucieux de la qualité et de la pérennité. À l’époque, on parlait de réintroduire de la dignité dans les foyers. Aujourd’hui, l’apport du design se manifeste dans la mécanique (voitures, avions, etc.) et jusque dans l’électroménager. Mais, d’une manière générale, le design réfléchit aux conséquences des transformations sociales et économiques. Les designers cherchent des alternatives, comme passer du travail en usine aux fab lab – des productions autonomes qui ne dépendent pas d’un système capitaliste. L’apport du design est partout et multiple, dans les technologies au quotidien mais aussi dans les discours sur l’éveil des consciences.

Est-ce que le design n’est pas réduit dans l’esprit commun à la déco d’intérieur et au mobilier ? Est-ce que la discipline ne pâtit pas de l’utilisation du terme “design” pour tout et n’importe quoi ?

C’est le design le moins important selon moi. Une énième table, une énième chaise... C’est un design qui se place davantage du côté du signe extérieur de richesse, lié au fait de faire partie d’un boboland particulier. Il y a d’un côté la merveilleuse dynamique du design – il n’y a jamais eu autant d’étudiants dans les branches design qu’aujourd’hui –, et ce qui est le plus visible, la pointe de l’iceberg qui s’affiche dans les magazines. Le design ne se résume évidemment pas au mobilier, aussi élégant et habile soit-il. Le design souffre d’une image réductrice et dégradante.

Lorsqu’on songe à des produits de consommation courante, qui mettent le design au cœur de leur recherche et de leur communication, par exemple ceux d’Apple, le design ne sert-il pas à surévaluer le prix d’un produit ?

Pour le cas Apple, la marque a vraiment fait appel à un designer, pas à un ingénieur ou un geek, et ses préoccupations ne concernaient pas que l’allure et le prix d’un ordinateur mais comment traduire une aisance et une facilité dans l’utilisation même d’un ordinateur à destination du grand public. Mais il y a évidemment des travers qui font qu’il y a une valeur ajoutée. On s’éloigne du projet démocratique initial. Mais ce n’est pas propre à Apple, cela concerne les marques en général. Tout le monde a une part de responsabilité dans tout ça. Je constate une tendance à accuser le design et le designer d’un certain nombre de maux de la société industrielle. Je ne prétends pas la sainteté du design, mais les responsabilités sont partagées et le poids du designer est infime dans la chaîne du marché.

Le design a intégré les foyers français dans nos usages quotidiens, mais l’exposition de design ne concerne-t-elle pas seulement les professionnels ? Comment atteindre le grand public ?

Il y a quelques années, je dirigeais un fonds régional d’art contemporain. Les premières expositions de design que j’ai faites, après avoir organisé des expositions d’artistes contemporains connus et reconnus, ont attiré un public incroyablement plus important que l’art. Je pense que le design est plus accessible. Il y a tout un pan du design qui fait appel à notre imaginaire, notre histoire, nos usages ou ceux de nos parents. C’est quelque chose qui est en grande partie compréhensible, en termes d’expérience et de reconnaissance. Souvent, la culture des gens passe uniquement par la déco, et ce n’est pas tout à fait la même chose. Le design est une discipline, comme on parle des sciences, ou des sciences humaines, c’est une manière de penser, et ce n’est pas forcément une production d’objets. Mais, en France, nous ne bénéficions pas des outils et dispositifs de l’art contemporain. Il n’y a pas d’institution, de centre ou de grand musée du design. Le seul exemple reste la Biennale de Saint-Étienne. Les expositions de design ne se réduisent pas à la monstration de l’évolution d’un objet du quotidien, il est aussi important d’y montrer la dimension politique, engagée et spéculative. Les designers sont souvent des gens qui imaginent et essaient d’interpréter de manière presque visionnaire ce qu’il va se passer. Le mot italien pour design est progettazione. Il parle bien de cette anticipation des designers. Et ce qui est tout à fait intéressant avec le design, c’est qu’il y a à la fois la branche pratique, avec les objets du quotidien, et tout un autre champ légèrement spéculatif, qui regarde juste demain, pas après-demain, qui regarde comment la technique se met à la fois au service des individus mais soulève également des problèmes écologiques, moraux, qualitatifs sur lesquels la discipline se penche sans naïveté ou complaisance. Le designer s’interroge, ne produit pas forcément la réponse mais pose la question haut et fort.

Comment avez-vous accueilli le thème de l’empathie pour cette édition 2013 de la biennale ? Que vous a-t-il évoqué ?

Ma première réaction a été : Ça a l’air cucu gnangnan, tout ça ! Le design dans ses présentations, ça veut toujours être gentil, sympa... Mais, après réflexion, et au regard de ma proche collaboration avec la designer Matali Crasset, très portée sur ces questions-là, je me suis intéressée à ce que ce terme cache. C’est une terminologie qui a été très fortement utilisée dans le champ de l’art, notamment au tournant du XIXe siècle et notamment la notion de sentiment, de la communication intuitive avec le monde. L’empathie est finalement un très beau sujet, parce qu’il contredit directement l’idée du design comme décoration et qu’il parle d’une notion historiquement essentielle. Le design ne s’arrête pas à l’objet m’as-tu-vu – “Regarde, j’ai la plus belle table, qui vient de la galerie Trucmuche, et tu ne peux pas te la payer !” Ce qui est passionnant, c’est d’observer la façon dont on s’assoit autour d’une table, dont le corps se tient, comment on communique d’une autre manière entre les individus. Et, dernier point, l’empathie c’est aller au-delà de la norme, supplanter le “tout doit être identique” par quelque chose qui est de l’ordre de la psychologie. L’empathie, c’est prendre en considération ce que l’on ressent. Je trouve intéressant de remettre la psyché dans l’esthétique. Faire valoir la notion d’empathie, c’est faire valoir une esthétique psychologique.

Votre exposition rassemble les travaux d’étudiants européens. Dit-elle quelque chose sur l’avenir du design ?

Oui. J’ai vu à quel point les étudiants vont au-delà du fonctionnalisme, qui est pour moi le smic du design. Le minimum qu’on puisse demander à un fauteuil, c’est qu’il soit confortable. S’il ne l’est pas, c’est qu’il y a un problème ! Tout ce qui est de l’ordre de la sensation, de l’émotion, de la pathologie jusqu’à l’inconscient est un sujet qui intéresse nos jeunes designers. C’est d’autant plus intéressant de voir cela chez des gens qui sont formés pour répondre à une question. La thématique choisie par Elsa Francès [directrice de la Biennale, NdlR] entre en résonance avec les préoccupations d’une grande partie des designers d’aujourd’hui. Peut-être parce que nous sommes en crise, peut-être parce que nous avons fait le tour d’un fonctionnalisme à outrance. C’est incroyable la manière dont ils repensent l’individu et s’attaquent finalement à des entreprises de normativation.

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La 8e Biennale internationale du design de Saint-Étienne se tient du 14 au 31 mars.

Parmi toutes les expositions, Lyon Capitale vous présente sa sélection et celles qui sont visibles à Lyon – à lire ici.

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