113-115 route de Vienne, devant/derrière © Tim Douet – décembre 2018
113-115 route de Vienne, devant/derrière © Tim Douet – décembre 2018

Logements insalubres : la route de Vienne, rue d’Aubagne lyonnaise ?

Avec 16 000 logements indignes, le Rhône n’est pas épargné par l’inquiétude née de l’effondrement de plusieurs “taudis” dans le quartier de Noailles à Marseille. La route de Vienne apparaît comme un point noir sur la métropole lyonnaise, pourtant investie dans une lutte contre l’habitat insalubre. Une métropole où l’augmentation du prix des loyers attire des marchands de sommeil peu scrupuleux, qui prospèrent sur la misère.

“Il n’y a pas de rue d’Aubagne à Lyon.” Le promoteur immobilier devenu prêtre Bernard Devert est catégorique : le drame de Marseille ne pourrait pas avoir lieu ici. Pourtant, route de Vienne, dans un quartier qui concentre plusieurs constructions très anciennes, trois immeubles se sont effondrés au printemps 2018. “Quand certains immeubles seront détruits, je serai soulagé, notamment dans la partie Grand Trou”, confie le maire du 8e arrondissement, Christian Coulon. Quelques-uns ont déjà été démolis, mais d’autres sont toujours debout. Très peu de gens vivent dedans, mais les logements vides sont parfois squattés. C’était le cas de l’immeuble situé au numéro 150, récemment racheté, et muré, qui perd ses tuiles sur le trottoir, selon les photos d’un commerçant du quartier. “Tout a déjà été racheté par des promoteurs immobiliers”, poursuit l’édile du 8e. Il en va ainsi du premier immeuble tombé en 2017, qui appartenait à Vinci. “Pour la route de Vienne, tout le monde est prévenu et les choses vont être faites”, assure Christian Coulon. La Cogedim serait par ailleurs dans les starting-blocks pour un important projet immobilier.

Des promoteurs pas pressés

Route de Vienne (Lyon 8e) – décembre 2018 © Tim Douet
166 Route de Vienne (Lyon 8e) – décembre 2018 © Tim Douet

Des arrêtés de péril imminent ont été pris par la métropole, mais les démolitions traînent. “Ces promoteurs n’ont pas forcément besoin d’argent immédiatement”, déplore un élu. La fragilité de cet axe qui relie Lyon à Saint-Fons est notamment due à la construction des logements en pisé, c’est-à-dire en terre. Un procédé utilisé par les populations pauvres au xixe siècle. “C’est très solide, mais dès que ça prend l’eau, par le haut ou par le bas, ça tombe”, explique l’élu LR du 8e Stéphane Guilland. “Le problème, c’est qu’on a perdu le savoir-faire sur ce matériau et que les gens qui interviennent dessus ne connaissent pas ses spécificités”, déplore une architecte. L’effondrement des numéros 113 et 115 au printemps est ainsi dû à une erreur humaine. Le propriétaire du 113 réalisait des travaux, a priori sans permis de construire, qui ont fragilisé l’ouvrage. Quand le mur mitoyen s’est effondré, c’est toute la chambre du dernier étage du 115 qui a été emportée. “Quand on creuse une cave sans renforcer les fondations, forcément ça tombe !” se désespère Stéphane Guilland. Là où les quartiers du centre font l’objet d’une attention accrue depuis plusieurs décennies, la réhabilitation de la route de Vienne a été contrainte par l’ancien PLU, qui empêchait l’augmentation des tènements immobiliers pour garder à cette voie son caractère pavillonnaire. “Cumulé à une zone où les gens n’ont pas forcément un gros revenu, on a créé des poches de non-entretien du patrimoine. Pour qu’un propriétaire entretienne, soit il faut qu’il ait des loyers suffisants – ce qui n’est pas le cas –, soit il faut qu’il puisse augmenter le rendement du bien et ce n’était pas le cas non plus”, poursuit Stéphane Guilland. Depuis, le PLU a été modifié pour pouvoir reconstruire la ville sur la ville. Ne manque plus que la décision des promoteurs de démolir. Pour l’heure, quelques points d’insalubrité persistent, de l’aveu de plusieurs riverains, notamment dans la “cour des miracles”, au numéro 126.

Modèle lyonnais ?

Route de Vienne comme dans toute la métropole, difficile de faire une cartographie exhaustive de l’habitat insalubre. Si les poches du passé (à la Croix-Rousse et à la Guillotière) ont en grande partie disparu, ce phénomène est aujourd’hui plus diffus. Au début des années 1980, les premiers acteurs émergent sur la colline qui travaille, interpellés par l’état du parc immobilier notamment dans ce secteur. L’Alpil (Action pour l’insertion par le logement) voit le jour en 1979 à la Croix-Rousse, au moment où le bâti reprend de la valeur et entraîne l’éviction des publics les plus pauvres. “Sur les Pentes, il y a eu un travail très important qui a été fait, avec plusieurs opérations qui ont été vraiment réussies dans les années 1980-1990. Sans ça, on aurait pu assister à une paupérisation extrêmement forte dans ce quartier”, raconte le père Devert. Avec Habitat & Humanisme, qu’il fonde en 1985, il participe au ravalement des Pentes, avec un chantier emblématique : la rénovation de la cour des Voraces. La traboule la plus célèbre de Lyon était totalement insalubre, il y a vingt-cinq ans. Ce chantier a fait école. Après le milieu associatif, les pouvoirs publics commencent à s’intéresser à l’insalubrité du parc immobilier lyonnais. L’État incite à créer des pôles territorialisés regroupant collectivités locales, associations, Caf, ARS, préfecture, parquet, travailleurs sociaux et jusqu’aux chambres notariales. “J’ai été impressionné par le travail abattu à Lyon. Il y a un enchaînement général qui est vraiment bon comparé à la situation de Marseille où aucun service ne se parle si ce n’est pour se renvoyer la balle”, note le président délégué national de Soliha (Solidaires pour l’habitat, association opératrice pour le Rhône), Christian Nicol.

La carotte et le bâton

Pour faire disparaître ce type de logements, la puissance publique s’appuie sur un arsenal incitatif et coercitif. “La carotte et le bâton”, résume Christian Nicol, qui fut inspecteur général honoraire du ministère de l’Équipement. La carotte, ce sont des aides et des subventions aux propriétaires et copropriétés pour inciter à faire les travaux de mise aux normes nécessaires. “Ça peut paraître étrange, mais c’est ce qui fonctionne. Pour les propriétaires de bonne foi, il y a des subventions. On ne réalise pas les travaux, ils doivent investir, mais on les aide à mettre aux normes, améliorer l’efficacité énergétique et les conditions de salubrité”, décortique le sous-préfet Clément Vivès, secrétaire général adjoint de la préfecture du Rhône. Propriétaire de logement insalubre ne rime pas forcément avec voyou. Certains n’ont tout simplement pas les moyens d’effectuer les travaux, notamment en zone rurale où 75 % des biens indignes sont occupés par leurs propriétaires, selon les chiffres de la préfecture du Rhône. À l’inverse, dans la métropole, les deux tiers de ces logements sont en location. Quand un arrêté d’insalubrité est pris, le propriétaire a un délai de dix-huit mois pour réaliser les travaux. En cas de défaut, la puissance publique peut le faire à sa place avant de se retourner contre lui. Le bâton, donc.

Paupérisation et marché de l’immobilier

L’exemple de la route de Vienne le rappelle, malgré les efforts, 16 000 logements sont toujours potentiellement indignes sur les 640 000 résidences principales que compte le département du Rhône. Sur ces 16 000 logements, 160 étaient suivis en 2017 et les services de l’État n’ont reçu que 84 signalements. Des biens habités, notamment à cause de la flambée des prix de l’immobilier. “Aujourd’hui, un propriétaire peut louer n’importe quoi à n’importe quel prix. C’est à peine exagéré. Dans le centre, où le marché est très tendu, on va pouvoir louer une cave ou un grenier à 700 euros à une famille qui ne trouvait pas de solution de logement”, dénonce l’Alpil, association opératrice pour la métropole. “La métropole explose, elle déborde, il y a de l’activité et le logement est un peu victime de cette réussite. Alors que jusqu’ici la ville était raisonnable”, abonde Bernard Devert. Ces huit dernières années, le prix au mètre carré à l’achat a bondi de 48 % sur les pentes de la Croix-Rousse et de 52,7 % à la Guillotière (cf. Lyon Capitale n° 781, octobre 2018). “Le parc privé a joué pendant des années une fonction sociale de fait, avec des conditions qui étaient décentes pour les personnes. Or, aujourd’hui, on voit que la frange du parc privé qui joue ce rôle est la plus dégradée. Les propriétaires qui louent des logements décents demandent des montants de loyer et des garanties très élevés”, souligne l’Alpil. Plusieurs acteurs voient dans l’encadrement des loyers un moyen de maintenir les locataires dans le parc privé.

Cette flambée des prix pousse les Lyonnais à s’excentrer ou à se tourner vers un parc social de plus en plus saturé. En 2017, il y a eu 11 300 attributions pour 65 000 demandes dans le Rhône. Et les acteurs sont mal à l’aise pour hiérarchiser l’urgence des cas. “Très souvent, les personnes qui viennent s’adresser à nous ont fait des demandes de logement social ou d’hébergement. L’absence de réponse les conduit à se reporter vers de l’habitat refuge [des logements indignes ou très dégradés, NdlR]”, observe l’Alpil. Car le rayonnement de la métropole aimante aussi des travailleurs pauvres, au pouvoir d’achat incompatible avec les loyers lyonnais.

Localisation du logement insalubre dans le Rhône © Lyon Capitale
Localisation du logement insalubre dans le Rhône © Lyon Capitale

Marchands de sommeil

Certains profitent de cette tension pour louer des logements indignes. Les fameux marchands de sommeil continuent en effet de sévir à Lyon. “Leur fonds de commerce, c’est les personnes parmi les plus précaires, qui connaissent peu leurs droits et sont très vulnérables. Des gens qui vont avoir beaucoup de mal à venir se plaindre ou signaler ce qu’ils vivent”, note l’Alpil. La réalité du phénomène est plus complexe que l’image du sans-papiers dormant dans un hôtel. “Ce sont des gens qui présentent très bien, ont des papiers, travaillent et payent très cher leur logement. Ils n’ont pas forcément l’air de vivre dans la rue”, explique Clément Vivès. Des travailleurs pauvres, des personnes en rupture familiale et des familles nombreuses (faute de grands logements disponibles à Lyon). Le grand classique du marchand de sommeil, c’est de prendre un bien et de le diviser en un maximum de petits logements (voir photos). Que ce soit en son nom ou via un homme de paille. “Tout cela en restant très discret, c’est leur but”, poursuit le sous-préfet. Une pratique connue des organismes de contrôle, dont la Caf, qui est en première ligne. “Quand on a quinze allocataires à la même adresse, on voit qu’il y a un problème”, confie la sous-directrice Action sociale de la Caf du Rhône, Sandrine Roulet. Dans ce cas, pas de carotte, les autorités ne manient que le bâton. La préfecture et le parquet ont établi un partenariat au sein du pôle de lutte contre l’habitat indigne. Quand un logement est détecté, chaque procédure administrative est doublée d’une procédure pénale, offrant des pouvoirs d’enquête supérieurs et ouvrant la porte à d’éventuelles saisies. “Cela permet de déceler des réseaux sur plusieurs communes ou départements. Parfois, il y a des stratégies qui se rapprochent de la traite des êtres humains et d’un trafic. C’est une logique mafieuse”, décrypte Clément Vivès.

Taper au portefeuille

Malgré leurs efforts, préfecture et parquet butent toujours sur la fragilité des publics concernés, qui rend les dossiers difficiles à monter. Même si les personnes vivant chez un marchand de sommeil sont prioritaires (délai de six mois) pour obtenir un logement social, l’emprise des propriétaires reste forte. “On n’est pas là le soir à 22 heures quand il vient taper à la porte…”, observe l’Alpil. Avocats et associations continuent de buter sur la précarité et le manque d’information des publics, qui osent rarement dénoncer leur situation. Un toit reste un toit, fût-il celui d’un marchand de sommeil. Si quelques têtes tombent, comme durant l’été 2017 (voir photo) où un marchand de sommeil a été condamné à un an de prison ferme et 30 000 euros d’amende, les peines sont dérisoires vis-à-vis de la rentabilité du business. Dans cette affaire, le propriétaire louait 31 logements (25 studios et 6 chambres) sur 800 m2 à des prix allant de 500 à 750 euros. Soit un loyer mensuel cumulé de 15 000 euros. “Les délinquants sont des entrepreneurs, ils choisissent leur domaine d’activité en fonction du risque d’être pris et de la sévérité de la sanction. Jusqu’ici, l’activité étant plus discrète et moins punie que les stups ou le proxénétisme, elle restait très intéressante”, analyse Clément Vivès, ancien commissaire de police. Pour la rendre moins attractive, la justice tape aujourd’hui plus fort et directement au portefeuille. Les peines sont assorties d’amendes allant jusqu’à 150 000 euros, d’interdictions d’exercer toute activité de location, de gérer une entreprise commerciale et d’acheter tout bien à usage d’habitation. Selon nos informations, plusieurs enquêtes sont en cours dans le département, sous la houlette d’une vice-procureure dédiée.


[Article publié dans Lyon Capitale n°784 – Janvier 2019]

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