Les "Grands frères" sacrifiés pour raison de sécurité

Connus et respectés, ils étaient censés ramener le calme dans les cités. Sous la poussée sécuritaire, ils ont été licenciés. Enquête sur un exemple lyonnais.

Voilà plus d'un mois que Mounir* a été licencié mais il continue de porter l'uniforme noir du dispositif tranquillité. Il sort de son domicile vers 16h pour n'y rentrer qu'après minuit, comme s'il travaillait. "Ma femme ne sait pas que j'ai été licencié, elle ne sait rien de ce qui s'est passé". Ils étaient une trentaine comme lui à travailler sur le dispositif tranquillité à l'Arradep (cf. encadré) dans les quartiers de Rillieux, de Mermoz et des Minguettes. Tous ont connu le même sort que Mounir : licenciés pour refus de devenir agent de sécurité. Issus de quartiers difficiles et étant la plupart d'origine maghrébine, ils ont été embauchés en 2000 pour faire un travail de médiation sociale et permettre une présence dans les quartiers en soirée. En fait, les HLM du Rhône, comme beaucoup d'autres institutions en France, ont recrutés des "Grands Frères" en espérant ainsi gagner la paix sociale dans les quartiers. Mais cet objectif n'a jamais été atteint. Bien au contraire, les années 2000 sont plutôt propices à la montée de l'insécurité. Face à la violence des "sauvageons" et de la "racaille", l'Arradep va alors progressivement succomber à la tentation sécuritaire et abandonner peu à peu le rôle médiateur des "Grands Frères". La loi du 15 novembre 2001 sur la "sécurité quotidienne", dite loi sur "les occupations des halls d'immeubles", va être le déclencheur. Elle ouvre la voie vers une mutation du dispositif tranquillité vers des modes d'interventions beaucoup plus axées sur la surveillance et la sécurité.

Dans un note interne à l'Arradep, que Lyon Capitale s'est procurée, il est recommandé aux salariés de "collaborer avec la police et la gendarmerie nationale" pour opérer des identifications d'auteurs de troubles. Dans ce même document, il est recommandé aux intervenants d'aller "au-delà des conversations conviviales, pour faire preuve de fermeté ". Mounir estime que " l'Arradep n'avait pas les statuts pour nous donner un travail d'agent de sécurité. Il y avait des agressions physiques de salariés, mais c'est normal quand vous dites aux jeunes que vous faites de la médiation et qu'après ils vous voient travailler avec la police".

Cette mutation du dispositif est d'abord expérimentée dans le quartier Mermoz à Lyon. Les résultats satisfont l'Arradep, qui décide alors de confier à l'équipe de Mermoz "les reprises en main" de tous les secteurs compris dans le programme tranquillité. Des salariés résisteront, notamment dans le secteur de Rillieux : "Entre le boulot fait au moment de l'embauche et ce qu'on nous demandait, ça n'avait plus rien à voir" explique un ancien personnel de Rillieux.
Devant ces résistances, les HLM décident de faire appel à une entreprise de sécurité. Fin mars 2008, une partie des salariés de l'Arradep est alors transférée vers la Société Française d'intervention et de Protection (SFIP). Ils seront licenciés 15 jours après leur arrivée. Motif invoqué : refus de travailler dans la sécurité. Pourtant, avant ce transfert, un rapport de l'inspection du travail avait approuvé les salariés dans leur résistance. Le rapport pointait notamment les contrats de travail : "Les salariés ont refusé d'appliquer les directives données lorsqu'ils ont estimé que les tâches demandées relevaient d'une activité de surveillance non prévue contractuellement".

Aujourd'hui, pour justifier la situation, les responsables du programme tranquillité se réfugient derrière la loi qui leur "fait obligation d'assurer la sécurité sur nos propriétés. Si le locataire qui est ennuyé tous les soirs par une bande de jeunes se tourne vers le tribunal parce qu'il ne peut pas jouir de son bail et qu'il demande des indemnités à l'OPAC, il gagne à tous les coups". Ils précisent également que le programme tranquillité n'était "plus un dispositif d'insertion" puisque les métiers de la sécurité "relèvent d'une réglementation particulière qui n'est pas compatible avec l'objet social de l'Arradep". L'explication sonne comme un aveu qui prouve bien que les Grands Frères des cités ont été sacrifiés pour raison de sécurité.

Slim Mazni

*Les prénoms ont été modifiés.

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