@Lucas Bariolet/AFP

Interdiction de manifester : "le risque d'abus est important"

Nicolas Hourcade, sociologue à l'École centrale de Lyon, est spécialiste des supporters de football. Pour Lyon Capitale, il fait l'analogie entre les interdictions de stades de foot et les interdictions de manifester souhaitées et annoncées par le premier ministre Edouard Philippe.

Lyon Capitale : Le premier ministre Edouard Philippe a suggéré l'idée d'interdire à certaines personnes violentes de manifester sur le modèle des interdictions de stade prononcées à l'encontre de certains supporters de football. Qu'en pensez-vous ?

Nicolas Hourcade : L’annonce est extrêmement floue. Il est donc difficile d'avoir un avis très précis, car il existe plusieurs types d'interdiction de stade chez les supporters. J'ai l'impression que le premier ministre fait référence aux interdictions administratives de stade qui sont délivrées par les préfets et qui sont différentes des interdictions judiciaires de stade prononcées par la justice. En effet, la proposition de loi qu’Edouard Philippe a mentionnée vise à instaurer des interdictions de manifester administratives. Mais évoquait-il les deux types de mesures ou seulement les procédures administratives ? Ce n’est pas clair.

C'est important de faire la distinction car les conséquences sont, elles aussi, importantes ?

Oui, c'est un vrai enjeu. Les interdictions de stade prononcées par la justice existent depuis 1993. Elles sont une peine complémentaire pouvant aller jusqu’à 5 ans suite à la condamnation d'un individu pour une infraction en lien avec une manifestation sportive. C'est un dispositif efficace, dissuasif qui ne pose aucune difficulté. En matière de manifestations, ça existe déjà dans le droit français : une personne condamnée dans le cadre d'une manifestation peut être interdite de se rendre dans certains lieux du fait de cette condamnation préalable. Mais Edouard Philippe a parlé des interdictions de stade des années 2000. Il semble donc qu'il fasse référence aux interdictions administratives de stade qui, elles, datent de 2006*. Ces interdictions administratives de stade sont prononcées par les préfets sur la base du "comportement d'ensemble" d’une personne ou de sa "commission d’un acte grave" permettant d’attester qu’elle "constitue une menace pour l'ordre public".

Quels sont les avantages de ces deux types d'interdiction de stade ?

L’avantage de l’interdiction judiciaire, c’est que la procédure est parfaitement cadrée. L'avantage de l'interdiction administrative, c'est qu'il n’y a pas besoin d'attendre le prononcé de la justice. Le préfet peut dire : tel individu ne va pas au stade, point. C’est hyper réactif et hyper dissuasif car ça empêche les supporters d’aller au stade alors qu'ils ont envie d'y aller. La mesure fait donc peur, elle produit ainsi des effets forts.

Et les risques ? 

Les risques d'abus sont importants. La loi parle de comportement d'ensemble menaçant l'ordre public. C’est extrêmement large. Parmi les interdictions administratives, il y en a des parfaitement compréhensibles car l’individu est dangereux (dans ce cas une procédure judiciaire devrait aussi être engagée), mais il peut également y avoir des erreurs sur la personne ou des mesures injustifiées. J'en veux pour preuve qu'un certain nombre de mesures administratives ont pu être cassées par le tribunal administratif. La protection des citoyens est donc moins forte que dans le cadre d’une procédure judiciaire : comme il s'agit une mesure de police administrative, on peut la contester devant le tribunal administratif, sauf que le temps que la procédure ait lieu, en général, l’individu n'est plus interdit de stade. De fait, l'individu ciblé n'a pas pu aller au stade pendant six mois et éventuellement il a pointé tous les week-ends au commissariat. Il faut donc être conscient que ces interdictions administratives sont hyper réactives mais posent des risques d'abus, d'erreurs et des questions sur les libertés fondamentales.

Sans parler de la mise en pratique concrète de ces mesures d'interdiction de manifester....

Bien sûr. Si on applique ces interdictions de manifester comme Edouard Philippe le laisse penser, cela risque d'être très complexe à mettre en œuvre. A la fois pour les individus visés par ces mesures mais aussi pour les services de l'Etat. Pour les individus, c’est extrêmement contraignant de pointer une fois ou deux fois par match. Le nombre d'interdits de stade de foot pour la saison 2017-2018 en France était de 277. Dans les années 2010, on était entre 300 et 600 interdits de stade de foot (administratif et judiciaire) par saison. C’est à la fois beaucoup et pas beaucoup. Par exemple en 2017-2018, autour des matches de Ligue 1 et de Ligue 2, il y a eu 897 interpellations. Si on transpose cela aux manifestations…

On est à 5 600 interpellations sur les gilets jaunes...

C'est six fois plus sur une période bien plus courte ! Si on veut appliquer le phénomène des interdits de stade de foot aux interdits de manifester, vu que ça concerne un population beaucoup plus large, comment très concrètement va-t-on faire respecter cette interdiction ? Est-ce que chaque personne interdite de manifester va devoir aller pointer au commissariat ? Combien de fois par jour de manifestation ? Y aura-t-il des contrôles à l'entrée des manifestations comme l’évoque le projet de loi ? Il y a un flou sur l'application pratique de ces mesures annoncées par Edouard Philippe.

Selon vous, ces interdictions de manifester seraient difficilement applicable donc ? 

En l’état, et comme je l'ai compris, ça me paraît effectivement compliqué. L’annonce ne fera qu'accélérer la proposition de loi déposée en octobre dernier par le groupe Les Républicains pour lutter contre les violences dans les manifestations... Le texte a déjà été adopté au Sénat il y a quelques mois, il doit désormais passer à l'Assemblée nationale. Le gouvernement a donc voulu accélérer l'étude du texte. Mais il y a un gros travail à faire pour cadrer le texte. Il faudrait définir un peu mieux ce qui pourrait être reproché aux gens, border concrètement la mesure, le temps qu'elle durerait, comment les gens pourraient la contester, comment elle s'appliquerait, etc.

On a l'impression qu'une telle mesure d'interdiction de manifester vous dérange un peu, non ?

Ce qui me dérange déjà, c'est la manière dont Edouard Philippe a présenté la mesure : "ça marche parfaitement autour des stades donc on n’a plus qu'à reproduire la mesure pour les manifestants". Il a laissé penser que c’était une solution miracle et que dans les stades de foot,  il a suffi d'interdire certains individus de stade pour qu'il n'y ait plus de violences. Ce n’est pas si simple. Les interdictions de stade ont-elles réglé le problème de la violence dans les stades de foot ? C’est une excellente question. Les interdictions de stade, en général, sont un élément incontestable pour lutter efficacement contre la violence dans les stades. Mais ça n'a jamais été le seul élément que différents pays ou différents clubs ont utilisé pour contenir la violence. Je prends trois exemples. En Angleterre, certes il y a eu beaucoup d'interdictions de stade, notamment dans les années 90, mais la décrue du hooliganisme s'explique aussi par le fait que les Anglais ont totalement modifié leur football. Le foot anglais est devenu une activité économique, ils ont rénové leurs stades et ont très fortement augmenté le prix des places. Le public a aussi beaucoup changé. En Allemagne, ils n’ont pas augmenté le prix des places mais ils ont interdits de stade les individus coupables d’actes violents ou racistes, et ils ont accompagné cela de plus de dialogue avec les associations de supporters, de manière à les intégrer au monde du foot. Il y a également eu beaucoup de prévention sociale auprès des jeunes supporters pour éviter qu'ils se radicalisent. En France, le PSG a réussi à restreindre très fortement les incidents, autour de son stade et de son club, par des interdictions de stade, mais aussi par la dissolution de toutes les associations de supporters du club et par la suspension des abonnements à l’année. Il y a aussi eu un contrôle très étroit des supporters, bien au-delà des hooligans, et ce pendant plusieurs années et encore aujourd'hui.

L'interdiction de stade a été élément d'un dispositif plus global de lutte contre les violences dans les stades de football. L'interdiction de manifester ne peut donc pas être la solution miracle.

Exactement. C’est un élément d'un dispositif beaucoup plus global. Il ne faut pas croire que résoudre le hooliganisme, c’est uniquement une stratégie policière. Ça a toujours été une stratégie politique : qu’est-ce qu'on veut faire des stades de foot, comment on concilie la sécurité avec l’ambiance festive des stades et le respect des libertés publiques ? Ce  n’est pas que théorique, ça a des conséquences très concrètes. Par exemple, les Anglais ont imposé à leurs supporters de s’asseoir, ce que n’ont jamais fait les Allemands. La France interdit régulièrement les déplacements de supporters visiteurs, ce que ne font jamais les Anglais.

La Ligue des droits de l'homme a parlé d' "un pas supplémentaire vers la dictature". Réaliste ou un poil exagéré ?

Disons que ce qui est inquiétant c’est qu'on a l’impression qu'on est dans une spirale avec de la violence d'un côté et une surenchère sécuritaire de l'autre. Ce sur quoi j'ai pu travailler en m'intéressant aux supporters de foot, c’est que l'enjeu est d'aller vers une désescalade des tensions, c'est-à-dire être capable de cibler les individus les plus radicaux mais de proposer à tous les autres des portes de sortie, de dialogue. Certes le gouvernement a proposé un grand débat mais sa ligne actuelle manque de clarté et semble entretenir la tension. Je suis pleinement conscient de la difficulté de l'enjeu : dénoncer les violences et trouver des moyens de lutter contre, tout en permettant aux gens de manifester et en entendant un certain nombre de revendications des manifestants. Donc, la réponse ne peut pas être uniquement policière. Ça doit être une réponse politique aussi.

* Extrait du discours d'Edouard Philippe le 7 janvier au JT de TF1 :  "on a connu une situation en France ou dans des grandes manifestations publiques, on a avait des débordements d'une grande violence. C'était dans le courant des années 2000, notamment dans les stades de foot . On a pris des mesures à l'époque qui avaient surpris, parfois interrogés mais qui ont permis de faire en sorte que ceux dont on savait qu'ils venaient au stade exclusivement pour casser pour provoquer et absolument pas pour participer ou assister à une manifestation sportive puissent être, dès lors qu'ils ils étaient identifiés, interdits de participation à ces manifestations. Qu'ils aillent le cas échéant pointer au commissariat. Ce dispositif a bien fonctionné."
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