Conflit syrien : la paix libanaise en danger

La guerre en Syrie crée de dangereuses turbulences au Liban où les deux grandes communautés rivales soutiennent des camps opposés dans le pays voisin. Décryptage avec Bernard Rougier, spécialiste du Proche-Orient.

Une fois de plus, les Libanais dansent sur une ligne de crête. Poussés par le vent des révolutions arabes, ils se disputent, s’invectivent, se provoquent, risquant à tout moment de sombrer dans la guerre civile. Fin avril, le Hezbollah a reconnu son engagement aux côtés de l’armée de Bachar al-Assad dans les combats qui l’opposent aux rebelles autour de la localité syrienne de Qoussair près de la frontière Est du Liban. À peu près au même moment, des cheikhs salafistes (1) du Nord et du Sud-Liban ont appelé au jihad et à rejoindre les rebelles. Bernard Rougier, spécialiste du Proche-Orient et directeur au Caire du CEDEJ (Centre d’études et de documentations économiques, juridiques et sociales), ne cache plus son inquiétude : “Depuis le début de la crise en Syrie, un conflit interne pourrait éclater au Liban, surtout dans les régions nord du pays.”

Une guerre de conquête du Hezbollah et du régime syrien

Selon le chercheur français, le Hezbollah (chiite) et le régime syrien alaouite (2) sont engagés dans une guerre de conquête. Il s’agit de contrôler une bande de territoire partant de la Bekaa, dans l’est du Liban, et remontant en Syrie vers la montagne dominée par les alaouites. Cette trajectoire rencontre celle des rebelles syriens et de leurs alliés sunnites libanais qui, du Nord-Liban, assurent la jonction avec la ville de Homs. “L’armée libanaise et le Hezbollah cherchent (…) à empêcher l’établissement de ces réseaux de solidarité avec les insurgés de Homs. Ce sont ces dynamiques contraires qui pourraient provoquer un conflit, même si le rapport des forces est très favorable au Hezbollah, qui a de solides amitiés au sein de l’armée libanaise”, précise Bernard Rougier.

Instabilité chronique

Depuis la fin de la guerre civile, en 1990, une paix relative règne entre les différentes communautés libanaises, due, selon Bernard Rougier, à la longue occupation syrienne du pays : “Il n’y a pas eu de guerre depuis 1990 grâce, en quelque sorte, au déséquilibre des forces provoqué par l’hégémonie syrienne. La stabilité du Liban avait pour prix son absence de souveraineté. Avec le retrait des troupes syriennes, en 2005, il y a eu un retour à une souveraineté partielle, et absence de stabilité.”

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1. Branche radicale du sunnisme. Rappel : l’Islam se divise en deux grandes branches, les sunnites et les chiites, depuis une querelle de succession à la mort de Mahomet (632). Aujourd’hui, le chiisme rassemble environ 15 % des musulmans dans le monde. C’est la première communauté en Irak, au Bahreïn et en Iran.

2. Branche dissidente du chiisme, présente surtout en Syrie et au Liban. Les alaouites ont pris le pouvoir en Syrie en 1970, à la faveur d’un coup d’État orchestré par Hafez al-Assad. Son fils Bachar a repris les reines du pays en 2000. La Syrie compte environ 10 % d’alaouites, 10 % de chrétiens, 60 à 70 % de sunnites et une petite proportion d’autres minorités confessionnelles.

C’est sous la contrainte que la Syrie s’est retirée du Liban, après la mort de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri dans un attentat à la voiture piégée (le 14 février 2005). Les Occidentaux, États-Unis et France en tête, accusaient Damas d’avoir fomenté l’assassinat de leur principal allié au Liban. Le pays du Cèdre se scinda alors en deux camps violemment opposés : d’un côté, les pro-Occidentaux regroupant notamment les sunnites emmenés par Saad Hariri, fils de l’ancien Premier ministre, et les chrétiens des Forces libanaises ; de l’autre, les pro-Syriens, soutenus par l’Iran, comprenant les chiites du Hezbollah et le mouvement du général chrétien Michel Aoun. Cette confrontation a débouché sur une grave crise politique.

Les pro-Syriens ont finalement pris l’avantage en 2008, à la suite d’un raid éclair des milices chiites dans les quartiers sunnites de Beyrouth. “Le coup de force du Hezbollah le 7 mai 2008 a tout de même montré que le “hard power” était chez les partisans de la Syrie et de l’Iran dans le pays. Les accords de Doha (3), qui ont garanti le pouvoir de veto du Hezbollah, ont traduit une situation militaire”, rappelle Bernard Rougier. Depuis cette date, le Parti de Dieu dicte ses vues au Liban, sa supériorité militaire lui permettant de s’imposer malgré la présence dans l’un de ses fiefs, au sud du pays, d’un contingent de l’Onu composé de 1 300 Français. Lourdement armée, cette force est pourtant à la merci de la milice chiite, comme en témoignent plusieurs attentats contre des Casques bleus français en 2011. Du coup, les Français évitent de prendre ouvertement parti contre le Hezbollah au Liban.

Vers un affrontement sunnites/chiites

Peu soutenus par leurs alliés étrangers et faibles militairement, les chefs sunnites tentent cependant de lever des combattants. La perspective d’une confrontation avec le Hezbollah les incite à aider “les moins islamistes de l’insurrection syrienne, dans l’espoir du rétablissement d’un équilibre avec le Hezbollah à l’intérieur du Liban”, analyse Bernard Rougier. Mais les franges combattantes échappent aux chefs politiques au profit des extrémistes religieux : “Les groupes salafistes libanais exploitent ce qui se passe en Syrie pour chercher à occuper une position centrale dans la direction du sunnisme libanais, au détriment des élites civiles comme les Hariri…”, insiste le spécialiste français.

Le Parti de Dieu serait lui aussi tiraillé par des divisions internes. Selon un expert occidental, sa direction militaire s’opposerait à sa branche politique. Les députés du Hezbollah, plus modérés, plaideraient pour un désengagement du conflit en Syrie et un apaisement des relations avec les autres partis politiques libanais.

“Si la priorité est donnée à la paix civile dans les deux camps, les risques de conflit seront écartés. Si les agendas régionaux triomphent, au contraire, le Liban en sera la première victime”, craint Bernard Rougier.

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3. Les accords de Doha (21 mai 2008) ont mis fin à un an et demi de blocage des institutions provoqué par la rivalité entre les courants du “14 mars” (dirigé par les sunnites de Rafic Hariri) et du “8 mars” (emmené par le Hezbollah).

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