Comment ils nous rendent accro à la junk food

Le journaliste américain Michael Moss, prix Pulitzer 2010 pour son enquête sur l'E.coli dans les steaks hachés, dévoile comment les multinationales de l'agroalimentaire utilisent le sel, le sucre et la graisse pour nous rendre accro.

8 avril 1999. Les onze patrons des plus grandes multinationales agroalimentaires américaines (et de la planète) sont réunis au siège de (et par) Pillsbury – une autre grande firme du secteur –, à Minneapolis, dans le Minnesota.

Il y a Nestlé, Kraft Foods, Nabisco, General Mills, Procter & Gamble, Coca-Cola, Mars, etc. Une réunion privée très rare. Au menu du jour, l'épidémie naissante d'obésité aux États-Unis. Un thème difficile à avaler pour ces onze C.E.O. taille XXL, connus pour leur redoutable capacité à conquérir ce qu'ils appellent les “stomach shares”, autrement dit les parts d'estomac disponibles. Le tout à grand renfort de sel, de sucre et de graisse, le dogme trinitaire et central de la foi agroalimentaire. “Les trois aliments sans lesquels il n'y aurait pas d'aliments transformés”,explique le journaliste américain Michael Moss (prix Pulitzer 2010), auteur d'un récent et retentissant article en une du New York Times Magazine, intitulé “The Extraordinary Science of Addictive Junk Food”. Un article adapté de son dernier livre, qui vient d'être publié aux États-Unis : Salt Sugar Fat : How the Foods Giants Hooked Us (“Sel, sucre, graisse : comment les géants de l'agroalimentaire nous ont attrapés”).

Big Eleven contre blouses blanches

Durant la réunion, le premier à prendre la parole s'appelle Michael Mudd. C'est l'un des vice-présidents exécutifs de Kraft Foods. Pour étayer ses propos, un PowerPoint de 114 diapositives est projeté sur un écran géant derrière lui. Les chiffres donnent le vertige : plus d'un Américain sur deux est en surpoids, presque un quart de la population globale (soit 40 millions de personnes) est cliniquement défini comme obèse, dont 12 millions d'enfants, un rythme qui a doublé depuis 1980.

Nous ne sommes alors qu'en 1999... Et Michael Mudd d'oser the unthinkable, “l'impensable” : le rapprochement avec l'industrie de la cigarette.

C'est alors que le très respecté – et très craint – PDG de General Mills, Stephen Sanger, monte sur l'estrade : “Ne me parlez pas de nutrition. Parlez-moi du goût, et si ce truc est meilleur, ne courez pas à droite à gauche pour essayer de vendre celui qui n'a pas de goût.” Avant de conclure : Écoutez, on ne va pas malmener les bijoux de la société [les produits rentables, NdlR] ici et changer les formulations parce qu'une bande de gars en blouse blanche s'inquiètent de l'obésité.”

La réunion s'achève là. Rien ne changera.

22 cuillères à café de sucre par jour

Avril 1999. C'était il y a quatorze ans, mois pour mois. Aujourd'hui, rapporte Michael Moss, “les doses de sel s'élèvent à 8 500 milligrammes par jour, soit plus de deux fois les taux maximums de sodium recommandés pour la majorité des adultes américains. Quant au sucre – juste la quantité ajoutée aux aliments et aux boissons pendant leur transformation, et ne comprenant pas le sucre déjà présent naturellement –, cela correspond à 22 cuillères à café par jour, ce qui équivaut à pas moins de quatre fois les quantités que les gens devraient prendre. Pour la graisse saturée – le genre de graisse qui inquiète les médecins en raison des liens avec les maladies cardiaques et autres problèmes de santé –, elle représente 11 % de la consommation alimentaire d'un adulte moyen, alors que le maximum recommandé est de 7 %. Au total, les trois quarts de ce sel, de ce sucre et de cette graisse proviennent des aliments transformés”.

En France, 38,4 % de la population est en surpoids, dont 11,5 % obèse*.

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* Health at a Glance, rapport de l'OCDE, 2011.

Quand Marlboro contrôlait nos assiettes

Ironie de l'histoire, c'est grâce aux cigarettes que Michael Moss est tombé sur d'importants documents concernant nos assiettes. Des dizaines de millions de pages de dossiers internes à Philip Morris. Car, dès la fin des années 1980, le plus gros fabricant privé de cigarettes au monde s'est intéressé aux profits gigantesques générés par les industriels de la nourriture. En 1988, Philip Morris a ainsi racheté Kraft Foods, l'un des leaders de l'agroalimentaire puis, deux ans plus tard, le géant du biscuit Nabisco (Oréo, le biscuit le plus rentable de l'histoire).

Le mastodonte de la cigarette est alors devenu leader mondial de l'agroalimentaire derrière Nestlé, en appliquant à l'alimentation les méthodes qui ont fait son succès pour le tabac.

“Philip Morris était magistral sur la commercialisation des cigarettes, et cela a fourni à ses nouveaux responsables alimentaires de nouvelles listes de diffusion ciblées et d'autres outils de marketing très malins. Mais ce qui m'a surpris a été la volte-face que Philip Morris a faite au début des années 2000, quand le groupe a commencé à avertir ses dirigeants alimentaires qu'ils étaient confrontés à un problème aussi important, sinon plus, que le trouble que la nicotine avait causé à l'industrie du tabac.”

L'étonnant revirement de Philip Morris

Dans une interview qu'il a accordée, suite à la sortie de son livre, au site d'information américain npr.org, Michael Moss revient plus explicitement sur ce retournement de stratégie – assez étonnant pour une entreprise cotée à Wall Street – de Philip Morris.

Alors que le fabricant de cigarettes ne voyait en sa branche agroalimentaire qu'une unique source de profits, la pression du public sur l'industrie du tabac (on perçoit alors les prémices des grands procès) modifia au fil du temps sa vision des choses. Un changement qui coïncida avec la cabale d'un petit groupe au sein de Kraft Foods, dont Michael Mudd, le fameux vice-président à l'origine du meeting de Minneapolis, en avril 1999.

Conscient que les quantités de sel, de sucre et de graisse dans l'alimentation allaient devenir un véritable problème national de santé publique, Philip Morris encouragea ce petit groupe à convaincre les big boss de Kraft Foods qu'il fallait revoir a little bit les doses, sous peine de tout perdre – chose alors impensable. Ils firent appel à une dizaine d'experts de tous horizons pour conseiller Kraft Foods. Au final, “et ce fut la chose la plus extraordinaire”, raconte Michael Moss, Kraft Foods revit toutes ses formulations à zéro en s'appliquant à mettre moins de sucre, moins de sel et moins de graisse dans tous les aliments qu'il fabriquait.

Mais, dans le même temps, une autre multinationale mit sur le marché un nouveau cookie au chocolat, beaucoup plus riche en graisses qu'Oreo, le biscuit star du marché mondial, propriété de Kraft Foods. Les ventes d'Oreo baissèrent, affectant directement le chiffre d'affaires de Kraft Foods. La multinationale fut contrainte de revoir ses dosages et de remettre un peu plus de graisse. Wall Street et les actionnaires avaient donc eu, une fois n'est pas coutume, le dernier mot.

En 2007, Philipp Morris, rebaptisé Altria quelques années plus tôt pour se défaire de son image sulfureuse, se sépara de Kraft Foods par un spin-off, c’est-à-dire que les actions de Kraft furent divisées parmi les actionnaires de Philip Morris.

L'industrie savait

En résumé, l'industrie agroalimentaire était bel et bien consciente, depuis des années, de la corrélation entre leur situation et celle des fabricants de cigarettes, ceux-là mêmes qui furent condamnés à verser des centaines de millions de dollars pour avoir mis en danger la santé des fumeurs. En saupoudrant allègrement de sel, de sucre et de graisse ses produits, l'industrie agroalimentaire les rendait plus addictifs. Car l'une des règles cardinales dans les aliments transformés est la suivante : When in doubt, add sugar. “En cas de doute, ajoutez du sucre”...

“Les entreprises agroalimentaires ont su pendant des décennies – ou du moins depuis ce meeting – que les aliments salés, sucrés et gras ne sont pas bons pour nous dans les quantités où nous les consommons. Ce que j'ai trouvé, sur plus de quatre ans de recherches et de reportages, c'est un effort délibéré – qui a eu lieu dans les labos, les réunions marketing et les coulisses des magasins d'alimentation – pour harponner les gens sur la nourriture pratique et peu coûteuse.”

Le “point du bonheur”

Pour parvenir à leurs fins, les industriels se sont offert les services de chercheurs tous azimuts, en mathématiques, en chimie, en psychologie, etc. Les résultats sont bluffants.

Ainsi, pour ses chips (Doritos, Freetos et Cheetos, 3 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel à elles trois), la firme Frito-Lay a mis à disposition des 500 chimistes, psychologues et techniciens de son laboratoire de recherche un budget annuel de 30 millions de dollars. Grâce au simulateur d'une bouche en train de mâcher, les chercheurs ont trouvé le perfect point break, à savoir la pression idéale pour qu'une chips craque parfaitement (453,5 grammes de pression pour 6,45 cm2), au point de rendre les consommateurs dingues.

Pour les sodas, c'est le bliss point (point du bonheur) : ni trop sucré ni pas assez et qui génère le maximum d'envie. Et d'addiction.

Le sucre, plus fort que la cocaïne

Les multinationales de l'agroalimentaire réfutent en bloc le mot “addict”. Elles arguent, à juste titre d'ailleurs, que toutes les études sur l'addiction et les aliments transformés ne sont actuellement basées que sur des expériences avec des animaux.

Ainsi, à Bordeaux, en 2007, l'équipe du laboratoire Mouvement-adaptation-cognition de l'université Victor-Segalen-Bordeaux II avait prouvé que le sucre raffiné avait sur des rats un pouvoir attractif plus fort que la cocaïne. “Toutes les drogues ont également pour effet d'augmenter la dopamine dans le striatum ventral [région de la matière grise située au centre du cerveau et qui intervient dans le traitement des émotions, NdlA], explique Serge Ahmed, directeur de recherches au CNRS. Le goût sucré déclenche aussi la libération de peptides opioïdes (ou “morphines endogènes”) dans le striatum ventral.”

Et de conclure : “Le goût sucré active donc la neurocircuiterie de la récompense et de la motivation, qui est aussi la cible des drogues. Mais comment passe-t-on de cette activité cérébrale à un état supposé d'addiction au sucre ? Vraisemblablement en promouvant et en entretenant la consommation chronique et excessive de sucre.”

Le goût sucré n'est pas le seul mis en cause. En 2010, une expérience menée au Florida's Scripps Research Institute a montré que des rats se nourrissaient de manière compulsive lorsqu'ils avaient un accès libre aux produits hyper-savoureux (“palatable” dans le jargon agroalimentaire) très riches en graisse. “Cette perte de contrôle est un marqueur de l'addiction”, souligne Paul Kenny, coauteur des travaux. Les chercheurs ont ensuite stimulé électriquement les zones du plaisir dans le cerveau des animaux. Ils ont constaté que le groupe nourri à la “junk food” avait besoin d'être de plus en plus stimulé pour ressentir un niveau de plaisir identique. “L'obésité et l'addiction aux drogues auraient les mêmes fondements neurobiologiques”, conclut le docteur Paul Johnson.Selon les auteurs de l'étude, le cerveau réagirait donc de la même façon à l'ingestion de junk food et à celle de drogues.

Tout le problème consiste aujourd'hui à déterminer jusqu'à quel point on peut extrapoler cette réalité à l'homme. “Cette absence de preuve n'est en aucun cas une preuve de l'absence de phénomène”, explique le chercheur Serge Ahmed. Et de rappeler l'“histoire de la lente prise de conscience de la réalité à l'addiction au tabac”. Michael Moss, lui, cite Nora Volkow, directrice de l'Institut national de l'abus de drogues : “Alors que les drogues peuvent déclencher des réponses cérébrales qui sont bien plus puissantes, clairement, chez certains individus, le sucre raffiné produit des comportements compulsifs de consommation.”

8 avril 1999, 10 avril 2013. Rien n'a changé. On pourrait même dire que tout a empiré. La junk food a envahi les assiettes. Les écoles, lycées et collèges ne sont pas épargnés. En France, 18 % des enfants sont en surpoids. Or, ce sont eux qui vénèrent avant tout le gras-salé-sucré, la fameuse sainte trinité.

* (OCDE, Health at a Glance, 2011)

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