Quand le mobilier urbain anti-SDF façonne l’espace public lyonnais

On en croise tous les jours sans forcément s’en apercevoir. À Lyon, de nouveaux aménagements ont transformé le mobilier urbain. Du quartier de la Croix-Rousse au siège du Grand Lyon, les dispositifs anti-SDF fleurissent aux quatre coins de la ville.

Bancs anti-squat, place Edgar-Quinet (Lyon 6e) © Charlotte Santana

© Charlotte Santana
Bancs avec arceaux anti-squat, place Edgar-Quinet (Lyon 6e).

Sièges individuels place des Tapis à la Croix-Rousse, bancs munis d’arceaux place Edgar-Quinet, piques jalonnant les devantures de certaines banques… À Lyon, les dispositifs qui préviennent le squat ne manquent pas. Ces installations, censées garantir la tranquillité des habitants et éviter la gêne générée par la présence de squatteurs, rendent la vie des SDF de plus en plus difficile.

“Vivre dans la rue, c’est plus difficile aujourd’hui”

Serge, 62 ans, est à la rue depuis plus de six mois. Il comprend les dispositifs anti-SDF qui se multiplient dans la ville, mais désespère malgré tout : "C'est plus dur de trouver un endroit où dormir à cause des nouveaux bancs." Il aimerait pouvoir s'allonger sur ceux du parc de la place Edgar-Quinet, dans le 6e arrondissement, mais il est confronté à un problème de taille : "Ils ont mis des arceaux sur les bancs, donc je peux plus dormir dessus", déplore-t-il. Avant d'être relégué dans les marges de la rue, il habitait à Caluire et était couvreur-peintre. C'était avant que sa femme ne décède d'un accident de moto, et qu'il ne finisse en hôpital psychiatrique. "Au Vinatier", comme il dit. Il en est sorti depuis six mois, mais peine à se réinsérer : "Là-bas, ils s'en foutent de moi, je suis à la rue mais je préfère encore y rester plutôt que de retourner en psy." Puisque les bancs où s'allonger viennent à manquer, il opte en remplacement pour le foyer Notre-Dame-des-Sans-Abri. Cet établissement du 7e arrondissement (rue Père-Chevrier) constitue un des plus grands dispositifs d'accueil de la ville. Malheureusement, ce type d'hébergement est trop souvent déserté par les SDF. Et pour cause : "Il y a des bagarres tout le temps, et puis les autres ils te volent tes affaires", critique Stéphane, SDF depuis trois ans. Des altercations que Serge essaie d'éviter lors de ses séjours "au Père-Chevrier". Sans compter "l'hygiène dans les foyers, c'est dégueulasse et on n'a aucune intimité", renchérit Stéphane. Pour Gérard aussi, qui vagabonde depuis plus de quarante ans, ils sont un endroit à éviter : "Il y a beaucoup de drogue et d'alcool qui circulent, après on peut attraper des maladies." Du haut de ses 73 ans, il a écumé les rues de plusieurs pays dans le monde et pour lui "la France est un des pays où c'est le plus dur d'être SDF". Il n'a pas besoin de dormir sur les bancs, car il a trouvé "un bon spot à côté du supermarché au-dessus de Bellecour". Malgré tout, il considère que "la vie pour les SDF s'est compliquée" avec ces nouvelles dispositions.

Un SDF aux abords de la Part-Dieu © Charlotte Santana

© Charlotte Santana
Stéphane, SDF de 33 ans, fait la manche à côté de la gare de la Part-Dieu.

L’implication du Grand Lyon

Si certains de ces dispositifs sont initiés par des acteurs privés, la métropole de Lyon est aussi à l'origine de quelques-uns des équipements. C'est le cas par exemple des arceaux fixés sur les bancs publics dans les parcs de la ville. Ou encore des grilles installées devant le siège du Grand Lyon, dans le quartier de la Part-Dieu. Des aménagements que la métropole tente de justifier : "L'installation de mobilier urbain a pour but d'apporter du confort aux usagers du domaine public. C'est l'usage détourné du mobilier qui crée les gênes." Pour éviter les problèmes de squat, "les villes privilégient négociation, prévention et sanction", détaille la communication de la métropole. Une communication semblable à celle utilisée par le maire d'Angoulême en 2014, lors du scandale provoqué par l'installation de grillages autour de bancs occupés par des sans-abri. À Lyon aussi, la mairie avait essuyé de cinglantes critiques lors de l'installation la même année d'un faux chantier place Gabriel-Péri, à la Guillotière, pour mettre un terme au squat de la place. Plus récemment, "un arrêté municipal antistationnement a été pris, car des SDF squattaient trop souvent le jardin des Chartreux", dénonce Véronique Gilet, directrice de la fondation Abbé-Pierre Auvergne-Rhône-Alpes. Quant à la mairie, elle justifie cette décision différemment : "Cet arrêté antistationnement a été pris dans le cadre du festival Tout l'Monde Dehors, afin de permettre la tenue de manifestations cet été dans le jardin." Un décalage de discours qui reflète une certaine tension entre la municipalité et les associations de prise en charge des SDF, alors que se développe une nouvelle demande autour du mobilier urbain antisquat.

Gérard fait la manche rue du président Edouard Herriot

©Charlotte Santana
Gérard, SDF de 73 ans, fait la manche dans le centre-ville

“Un nouveau marché”

Qui dit aménagements anti-SDF dit conception de mobilier spécialisé. Derrière ces nouveaux dispositifs "assis-debout", ces bancs avec arceaux et autres inventions dites "antisquat", se trouvent des entreprises qui se sont adaptées à la demande. Ainsi, Polymobyl, entreprise lyonnaise spécialisée dans le mobilier urbain et la signalétique, présente sur son site Internet une ligne "TUB". Dans cette gamme, on retrouve des transats avec "une structure en tubes d'acier qui est anti-roller et anti-squat pour se relaxer quelques minutes en toute sérénité". Pour Véronique Gilet, directrice régionale de la fondation Abbé-Pierre, il s'agit d’"un drame d'indifférence du marché : les entreprises produisent du mobilier anti-SDF car elles ont un intérêt financier à se lancer dans de tels projets, ça nous rend très circonspects". Appelée à plusieurs reprises, la société est injoignable. Si la fondation ne semble pas s'en étonner plus que ça, la réaction est plus virulente chez les principaux concernés :"Je leur souhaite vraiment de finir à notre place, on verra s'ils continuent à penser de la même manière et à vouloir développer des installations qui nous excluent", s'emporte Stéphane.

Assises individuelles pour prévenir le squat – Lyon 3e © Charlotte Santana

© Charlotte Santana
Assises individuelles dans un parc du 3e arrondissement.

“La partie visible de l’iceberg”

Les dispositifs anti-SDF "ne sont qu'une partie de tout un processus beaucoup plus large", poursuit Véronique Gilet. Pour elle, "il s'agit plus globalement d'une exclusion des SDF de l'espace public". Le mobilier urbain anti-SDF n'est que "l'expression la plus explosive des mesures prises pour exclure les plus démunis de la rue". Une analyse partagée par Stéphane : "Ils veulent même nous virer de la rue, nous éloigner des gares, des lieux avec beaucoup de passage, mais pour aller où ? On n’a déjà plus rien, on ne peut pas nous enlever de la rue, ça va juste déplacer le problème ailleurs."

Car si la métropole invoque "le confort des usagers de l'espace public" pour justifier de tels dispositifs, les SDF en sont également. Et Véronique Gilet de conclure : "On ne peut pas lutter contre la pauvreté en l'interdisant."

Les commentaires sont fermés

Suivez-nous
tiktok
d'heure en heure
d'heure en heure
Faire défiler vers le haut