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JC Carrière : l’argent, ogre ou personnage bienfaisant ?

C’est l’un des sages flamboyants de notre époque, tant son érudition est grande. Il pourrait s’en satisfaire, mais cela serait mal le connaître. À 83 ans, Jean-Claude Carrière reste un jeune homme toujours en éveil, à l’œil malicieux, à la curiosité insatiable et qui éprouve une empathie évidente pour l’être humain. D’ailleurs, c’est quoi un être humain, monsieur Carrière ?

On pourrait presque dire que toute votre œuvre littéraire, théâtrale, cinématographique exprime, en filigrane, cette question. Auteur, conteur, scénariste, parolier, metteur en scène, depuis votre premier roman en 1957, vous n’avez eu de cesse d’interroger les cultures du monde qui nous ont devancés pour comprendre ce qu’elles en avaient dit, ou pas. L’Inde et les védas, le Tibet et le Dalaï Lama, l’islam soufi et les derviches tourneurs, pour ne citer qu’eux. Mais aussi notre manière de nous inscrire dans notre époque.

Car votre quête s’appuie à la fois sur notre histoire proche et sur les traditions qui nous ont précédés. Mais vous ne vous arrêtez pas là. Brûlant de pénétrer plus directement le mystère des âmes, c’est aussi en travaillant avec des personnalités d’exception (Buñuel, Peter Brook, Jean-Louis Barrault, Jacques Tati, Milos Forman, Michel Casse, Jean Audouze, Peter Brook, là encore pour ne citer qu’eux) que vous parachevez votre introspection des êtres. Et votre public aime ça. Il apprécie la mise en perspective d’aspects de sa personnalité, trop souvent négligés par d’autres : le sens des valeurs, de la dignité, de la tolérance, de l’amitié, l’ouverture à l’autre… Cette fois, vous l’amenez sur un autre terrain, celui de l’argent*. Drôle d’idée, ou leçon de sagesse ?

Lyon Capitale : Pourquoi un “sage” tel que vous s’intéresse-t-il à ce sujet, à ce “veau d’or”, au point de lui consacrer un livre ?

Jean-Claude Carrière : Tout simplement parce que, comme beaucoup d’autres, je n’ai rien compris à la crise de 2008. Les commentaires des experts qui, d’ailleurs, n’étaient pas d’accord entre eux, ne m’éclairaient pas sur ce qui se passait réellement. Aussi, j’ai eu envie de voir comment notre relation à l’argent avait évolué au cours des siècles et ce qu’était vraiment cet instrument que nous, humains, avions inventé et qui, d’une certaine manière, s’était peu à peu libéré de son créateur. Je voulais découvrir comment cet ogre, qui a tout avalé, ce tyran qui étend sa dictature en uniformisant tout ce qu’il touche à l’aune de ce qu’il est, a réussi à nous dominer et à nous manipuler à ce point-là.

Historien de formation, j’ai donc remonté le temps, de sa naissance à aujourd’hui, et étudié ses formes, ses mouvements, ses humeurs. La manière dont, de territoire en territoire, il a tout envahi et conditionné. La façon dont il a organisé ses conquêtes et son propre culte.

Auteur, dramaturge, en l’étudiant, il m’est apparu comme un personnage vivant. Je l’ai donc mis en scène aux grandes époques de l’histoire en racontant des anecdotes qui le concernaient. Je l’ai regardé réagir aux crises économiques qui ont traversé le monde, dont la crise actuelle, qui dit beaucoup sur sa fin possible. Car cette crise qui dure signifie qu’il n’a pas encore repris complètement la main, bien qu’il commande toujours nos goûts en matière d’art, de beauté, d’esthétisme. Ce que je montre dans les deux premiers chapitres de mon livre, consacrés aux beaux livres et au vin. Autrefois, un bibliophile pouvait s’acheter un beau livre pour une somme modique. Depuis une quarantaine d’années, ce n’est plus possible. Tout a une cote. Tout a un prix. Ce qui importe c’est : combien ça vaut ? On aime, on apprécie, on se reconnaît, en fonction de la valeur financière attribuée aux objets, à ce que l’on possède. L’argent est devenu un dieu qui donne de l’attrait aux choses qu’il adoube, et on oublie leur âme, leur vécu, leur histoire… Shakespeare, le premier, avait parlé de lui ainsi dans Timon d’Athènes. Il était visionnaire. Un prophète. Dans cette pièce, que j’ai adaptée et qui a été mise en scène aux Bouffes du Nord par Peter Brook, Timon appelle l’or “dieu visible”. Après quoi, suit une longue tirade sur les pouvoirs immenses, quasi divins, de l’or, que Marx commentera par la suite.

Notre relation à l’argent est-elle l’un des rares endroits où l’on ne peut pas tricher, se mentir ? Le diable est-il dans ces détails-là ?

La plupart de ceux qui parlent de l’argent le font sans le connaître. C’est d’abord un personnage bienfaisant. D’ailleurs, nous l’acceptons tous, en général, avec plaisir et nous tombons sans vraiment rechigner, et avec la même constance, dans les pièges que ce despote nous tend. La plupart d’entre nous l’aiment et font tout pour en avoir. Mais, dans nos pays (pas aux États-Unis), notre relation à l’argent est très paradoxale. D’un côté, nous le voyons comme un formidable outil que nous avons inventé pour faciliter notre existence, nous enrichir, améliorer nos conditions de vie, nous permettre de commercer avec d’autres peuples… De l’autre, depuis Moïse et le Veau d’or et Jésus-Christ et les marchands du temple, nous le diabolisons. Nous l’adorons et le maudissons. Cette relation amour/haine fait de lui un serviteur et un maître.

Mais l’argent possède également bien d’autres facettes. C’est un personnage complexe qui a, selon moi, détesté certaines choses au cours de son existence. La fausse monnaie, qu’on le travestisse, qu’on le mélange à des métaux divers, qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas. Ce que j’illustre dans le livre notamment par l’histoire de Napoléon, parti pour la campagne de Russie avec des faux roubles pour acheter de la nourriture aux paysans… Ce qui s’est retourné contre lui.

Je crois qu’en réalité l’argent aime être serviable, respecté, considéré comme un membre bienveillant de la famille. C’est son rêve. Mais ce rêve a été brisé par les hommes. L’argent déteste les périodes où l’argent flambe, où on lui rend un culte extrême. Il me l’a dit (rire)… Si nous le comprenions, qu’on le considérait comme un personnage à part entière, nous le traiterions et l’aimerions mieux et il nous servirait, nous aiderait. Mais nous n’avons jamais su le faire. C’est pourquoi il se rebelle !

Comment en est-il venu à occuper une telle place ?

Il est malin, rusé, il a su profiter du déclin des autres divinités, de notre perte de foi, religieuse et politique, de la disparition de nos repères, pour prendre les places laissées vacantes. Il est la seule puissance à rester debout dans les décombres de l’Occident. Ce quin’excuse pas pour autant certains de nos comportements à son égard, dont le manque de morale des marchés. Le grand économiste Adam Smith écrivait déjà au XVIIIe siècle à ce propos : “Ce n’est pas le désir de bien ou mal faire qui motive l’acteur du marché, mais la cupidité.” Ce que nous ont montré par exemple la spéculation sur les tulipes en Hollande, la première grande crise économique et la première arnaque organisée à l’échelle mondiale et, plus près de nous, le scandale de la banque d’investissement Lehman Brothers, aux États-Unis.

Verrons-nous un jour sa fin ?

Pour moi, il est une personne. Il vit et il mourra. Du moins le devrait-il sous la forme que nous connaissons. La crise actuelle montre d’ailleurs qu’il s’essouffle. Elle marque la fin de la forme argent que l’on a connue. Maintenant, ce sont des ordinateurs hyper puissants, des sortes de “robots traders”, plus rapides que la vitesse de la pensée, qui décident de son devenir. La monnaie, les billets, les chèques sont en train de disparaître. D’ailleurs, on voit se développer de nouveaux systèmes : du troc, des monnaies locales parallèles. De plus en plus de gens sont sensibles au sentiment d’aliénation que procure l’argent quand on est sous sa coupe. Des communautés de pensée et de fonctionnement tout à fait originales émergent. Elles mettent en place des formes d’échange qui témoignent d’un besoin de se situer autrement dans la relation à l’autre, de retrouver le sens des valeurs, de se rapprocher de ceux près de qui nous vivons. Mais ce n’est pas pour autant que c’est la fin d’un monde, comme on le dit, à tort, en ce moment. Toutes les générations initient, en fait, de nouvelles périodes. Ce fut le cas après la dernière guerre ou après 68. En revanche, il y a bien quelque chose qui change, depuis une cinquantaine d’années. Et c’est une vraie mutation. Les jeunes apprennent bien plus vite que nous, par exemple dans les domaines de l’informatique et du numérique, et ils nous enseignent, à leur tour. Avant, c’étaient exclusivement les “vieux” qui transmettaient. C’est toujours le cas bien sûr, mais ce n’est plus à sens unique, comme autrefois. La communication du savoir est devenue trans-générationnelle. Ça, c’est une nouvelle dynamique ! Et elle est passionnante.

Argent, politique et montée du Front national : une réaction ?

Les sociétés ont toujours évolué, mais il y a une chose dont on est sûr : on ne peut pas arrêter le cours de l’histoire, quel qu’il soit. Ce qui ne signifie pas que le mouvement aille toujours dans le bon sens, mais c’est ainsi. Quand la Russie tsariste a laissé la place au communisme, cela a été considéré par beaucoup comme un immense progrès. Cette opinion s’est nuancée par la suite.

On peut se demander si les crises associées à l’argent ne sont pas liées aux crises politiques. Le spectacle que donne à voir actuellement le monde politique est consternant. Je n’ai pas de haine particulière pour le FN, je constate simplement que son attitude diffère de la mienne. La France ne sera pas meilleure seule, si elle sortait de l’Europe. Cela serait une erreur. Se refermer sur soi-même est un slogan électoral. Le faire est impossible. On ne revient jamais en arrière. Le désespoir n’est pas un sentiment moderne. L’absence d’espoir est un sentiment romantique qui empêche de vivre dans le présent. Dans la Bhagavad-Gita, le dieu Krishna dit : “Avant tout, tu dois te débarrasser de l’espoir.” Cessons d’espérer et faisons !

Avez-vous trouvé la paix ?

Je n’ai jamais été en guerre… J’ai été conscient, très tôt, d’être un privilégié. J’ai eu la chance de naître en France, de pouvoir profiter du système éducatif français, de faire des études supérieures, de vivre de mes écrits, de côtoyer des personnes rares… Pour toutes ces raisons, j’éprouve une gratitude infinie envers la vie et je la remercie pour tout ce qu’elle m’a apporté et proposé. C’est pour cela qu’à partir de 40 ans je me suis engagé dans différentes actions bénévoles, pour rendre, modestement, un peu de ce qui m’avait été offert. Pour le partager. La vie est faite d’échanges… Cela participe à lui donner du sens.

Être un humain est pour moi à la fois complexe, passionnant et mystérieux. Nous sommes des êtres vivants, au milieu d’autres êtres vivants, des animaux, des plantes, avec lesquels nous sommes en interaction. Prendre conscience de cette réalité, des relations que nous entretenons avec ce qui nous entoure, que la vie existe aussi, en dehors de nous, est enthousiasmant. J’aime sentir que la vie s’échange sur différents plans et que j’y collabore. C’est aussi pour cela que je m’intéresse depuis toujours aux autres cultures, pour comprendre ce qu’elles disent de cette réalité. L’un de mes amis me disait un jour : “Nous sommes un moment de l’histoire de la matière et ce moment est la conscience.” Vivre et se sentir vivre est difficile, mais quelle aventure !

* L’Argent, sa vie, sa mort, éditions Odile Jacob, janvier 2014.

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