alexi Jeni
© tim douet

Alexis Jenni, un Lyonnais décroche le Goncourt

ENTRETIEN - À 48 ans, Alexis Jenni, prof de biologie au lycée Saint-Marc de Lyon, a publié un premier roman "L’Art français de la guerre" acclamé par la critique. Il a décroché ce mercredi le Goncourt. A cette occasion nous publions un entretien réalisé avec lui fin août, à la sortie de son ouvrage.

L’Art français de la guerre est un livre très ambitieux mêlant traité militaire, fresque historique, roman d’aventures et d’amour, critique sociale, pamphlet politique et réflexion philosophique. Le tout porté par une langue somptueuse et un souffle puissant. Des maquis de la Résistance aux émeutes urbaines actuelles en passant par les salles de torture d’Alger, Alexis Jenni livre une passionnante et controversée réflexion sur l’identité nationale. Entretien avec un homme chaleureux et jovial, tout émerveillé d’être l’un des héros de cette rentrée littéraire.

Lyon Capitale : Vous êtes l’auteur d’un premier roman de 630 pages impressionnant de maîtrise. Au point que certains critiques ont cherché qui pouvait se cacher derrière ce nom qui sonne, il est vrai, comme un pseudo… Comment êtes-vous parvenu à livrer un premier roman d’une telle ampleur ?

Alexi Jenni : Peut-être parce que ce n’est pas le premier ? J’ai écrit d’autres choses avant, dont un manuscrit auquel je tenais et que j’ai envoyé quinze ou vingt fois à divers éditeurs, en 2005. Tout le monde l’a refusé et je les en remercie. Il n’était pas abouti, pour plein de raisons. Après, j’ai été un peu désenchanté, sur mon existence possible en tant qu’écrivain. Alors j’ai décidé d’écrire pour le plaisir, quelque chose dont j’avais envie : un roman d’aventures.

L’Art français de la guerre n’est pas seulement un roman d’aventures, c’est aussi un traité militaire, une fresque historique, une critique sociale…

Pendant des années, j’ai eu des tas d’envies très contradictoires. Je suis très ambivalent (…). Par exemple, je n’aime pas les romans – et je ne peux pas m’en passer. Je préfère les petits traités. S’il faut un nom, je citerai Pascal Quignard : il y a quelque chose dans la matière de la langue, dans la musique de la phrase qui me touche profondément. Les fragments poétiques seraient une sorte d’idéal littéraire pour moi.

C’est raté : vous livrez un pavé de 630 pages parfois très bavard…

J’ai résolu la tension en faisant tout à la fois : le romanesque, le poétique, l’analytique… J’ai hésité et puis je me suis dit : hop, je prends tout. C’était nécessaire pour moi d’assumer toutes les écritures possibles, de vivre dans toutes ces envies-là.

Pourquoi avez-vous choisi précisément comme “aventures” le passé colonial de la France, notamment les guerres d’Indochine et d’Algérie ?

L’idée de départ était vraiment celle du roman d’aventures. Un type qui court dans les bois, avec des explosions derrière. Le truc hollywoodien, quoi ! J’ai un goût très enfantin, très infantile même, pour les films de guerre. L’autre idée, c’était celle de la transmission. Qu’est-ce qui est transmis des générations précédentes ? Avec ce problème spécifique de la France qui porte quelque chose de compliqué, de tumultueux de son passé récent qu’on ne sait pas raconter et qui ne se transmet donc pas. Soit on se lamente, soit on se glorifie des guerres d’Indochine et d’Algérie. En gros, si on est de gauche, on a honte, si on est de droite on s’en glorifie. Or, je voulais vraiment que ce ne soit pas manichéen.

C’est sans doute réussi : un critique écrit avoir hésité à propos de votre livre entre “un roman fasciste extraordinaire” et “un chef-d’œuvre gauchiste”, cette ambiguïté ajoutant à la puissance du livre… Vous avez une belle empathie pour vos personnages, par exemple Mariani, un salaud qui “veut étendre l’AOC aux populations” mais dont on peut comprendre le cheminement.

Je voulais réfléchir à comment des gens ont pu tout faire, passer du maquis à l’Algérie, du héros au salaud. Je voulais surtout prendre des gens intelligents. Salagnon est peut-être trop éduqué. Au début du roman, Salagnon planche en effet sur des versions latines. Et son oncle, qui fera l’Indo et sera membre de l’OAS, connaît L’Odyssée d’Homère par cœur…

C’est quelque chose que j’ai pris dans les mémoires d’Aussaresses, un type terrifiant dont on sent qu’il a perdu quelque chose de son humanité, et qui était pourtant pétri de culture classique. J’ai fait le choix de personnages ouverts, intelligents, cultivés, de façon que les choses restent ouvertes, sans jugement a priori. Tout est le fruit d’une progression, d’un enchaînement dans les mécanismes de la guerre, de 1944 à 1962.

Y a-t-il une spécificité de l’art français de la guerre ?

C’est d’aller dans le mur, mais avec panache !

Comment travaillez-vous ? Quelle est la part de documentation et d’imagination ? Est-il possible de décrire les odeurs – à Saïgon, vous évoquez l’“odeur d’une fleur géante qui aurait des pétales de chair, l’odeur qu’aurait une viande ruisselant de sève et de nectar” –, les couleurs, les sensations attachées à Hanoï, Saïgon, Alger, etc. sans y être allé ?

Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni politologue. Les recherches que j’ai faites feraient rire un historien ! Ce sont des recherches de littérateur qui collecte des petites histoires. Je voulais récolter des détails, des anecdotes, des choses qui me touchent, en faisant une sorte d’hypothèse anthropologique : ce que quelqu’un a ressenti, d’autres peuvent le ressentir. Je suis allé à Alger en 1986. Je me souviens d’une émotion profonde, dans le bus qui allait de l’aéroport à la ville : à quel point ça ressemblait à la France, à quel point l’Algérie faisait partie de mon histoire. C’est fascinant. Je me sens bien plus chez moi à Alger qu’à Athènes. Sinon, toute ma science de l’Indochine vient du 13e arrondissement de Paris et des serres du parc de la Tête-d’Or. Quand on se met là-dedans, ça s’écrit tout seul. C’est génial, ce côté hallucinatoire de l’écriture !

Où écrivez-vous ?

J’ai tout écrit dehors, dans les cafés de Lyon. Le café Bellecour, le café de la Mairie, la brasserie L’Espace, le café de la Cathédrale, De l’autre côté du pont… C’est aussi un rapport aux autres. Dans les cafés, c’est comme si je respirais l’humanité, sans trop me mêler.

D’où est née votre réflexion sur l’identité française ?

J’ai toujours eu l’impression de vivre dans un pays très paisible, très policé, contrairement au Brésil ou à l’Italie par exemple, qui ne sont pas perçus comme tels. Et puis je me suis rendu compte, vers 40 ans, que je vivais dans un pays violent. Nous avons un goût pour la chose militaire, pour les émeutes et les barricades. Je me suis posé la question “qu’est-ce que c’est d’être français ?” C’est extraordinaire : nous sommes un pays inégalitaire qui ne supporte pas l’inégalité. Tous ces paradoxes m’intéressent.

Dans quelle mesure le débat sur l’identité nationale lancé par le président Sarkozy, avivé par les saillies de Claude Guéant, a-t-il nourri votre propos ?

Au départ, j’étais tranquillement en train de faire mon petit roman. Et, plus ça allait, plus je réalisais qu’il y avait des interférences dans la réalité. Ça m’intéressait, pour moi, d’explorer ce thème de l’identité et de la transmission, de poser cette question “c’est quoi être français ?” Sans imaginer que ça puisse devenir la grosse affaire. Je regardais les infos et j’étais débordé de voir que tout se mettait à faire sens et à résonner. Le discours sur l’identité est fou. Dès qu’on se met à parler d’identité collective, on dit des conneries.

On sent, dans votre roman, que l’identité française a à voir avec la langue…

Je crois effectivement que c’est un certain rapport à la langue, à la violence, au pouvoir. On partage une langue et ce qui peut se raconter dans cette langue. Or, la langue peut se scléroser : elle meurt si elle se fige, comme le sang. J’ai pu regretter que la France ait perdu le Canada et l’Inde au xviiie siècle. C’est un regret absurde. Mais quelle langue on aurait ! Ce serait merveilleux. La langue est un grand clavier ; il faut user de toutes les touches. Je trouve formidable la façon dont le québécois agrandit la langue.

Votre héros, Victorien Salagnon, est un parachutiste dessinateur. D’où vous est venue cette idée improbable ?

Je l’ai eue en me levant un matin, et puis, très vite, je me suis dit que personne n’y croirait. Mais c’était important pour moi que, dans cette catastrophe générale, il y ait un petit espace de respiration, de silence, une feuille blanche. J’ai une grande passion pour le dessin, même si je le pratique très modestement. C’est merveilleux car ça se fait sans mots, sans verbe. Une fois encore c’est paradoxal car mon imaginaire est plutôt verbal. Je pense que Salagnon a sauvé quelque chose de lui, de son humanité, en laissant une part de lui-même dans le silence. Le dessin est une distance qu’on prend, un espace qu’on s’accorde. Quelque chose qui permet de prendre le temps de voir.

Les femmes, très peu nombreuses dans ce roman d’hommes, semblent là également pour le repos et la jouissance, avant tout visuelle, du guerrier…

Les femmes ont une présence forte, solaire, dans ce roman, vous ne trouvez pas ? Elles sont une source. C’est peut-être un cliché, mais que les femmes soient des sujets de contemplation est quelque chose d’important. Car elles échappent au système infernal action/réaction. Pour moi, c’est une forme de fantasme amoureux. D’où l’idée de vouloir les peindre.

Le passé colonial de la France est-il toujours tabou ?

On croit qu’il y a un silence sur cette histoire coloniale alors que, depuis toujours, tout est accessible, dit et écrit. Dans ce roman, je prends tout et je montre tout, sans désigner les bons ou les méchants. Je crois que la spécificité de la littérature est de raconter, de faire un grand récit qui rassemble tout. Le narrateur est quelqu’un qui a eu un statut dans la France prospère des années 1980, qui s’est dégradé car il ne connaissait rien de son histoire. À la fin, il va beaucoup mieux car il s’inscrit dans l’épaisseur du temps.

Comment vivez-vous cette rentrée littéraire dont vous êtes l’un des auteurs les plus remarqués et pour laquelle Gallimard vous a prévu un plan média d’enfer ?

J’ai toujours rêvé d’être là, en pensant que je n’y arriverais jamais. Or, non seulement je suis publié chez Gallimard, mais mon livre fait partie de la douzaine de romans repérés en cette rentrée littéraire. J’ai envoyé le manuscrit par la Poste et, deux mois après, j’ai reçu un coup de fil m’indiquant que le livre était transmis au comité de lecture. En mars, le roman a été accepté. Richard Millet m’a demandé de le retravailler pour en enlever cinquante pages. Et, aujourd’hui, il est très bien reçu. Je suis très curieux de tout ce que je découvre : les invitations à la radio, à la télé, les sollicitations des journalistes, des libraires, etc. Ça n’arrête pas… C’est carrément un conte de fées.

L’Art français de la guerre,
d’Alexis Jenni, Gallimard, 630 pages.

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