3 juillet 1975 : le juge Renaud est assassiné, la mort d'un shérif

Juillet 2015 marqua les quarante ans de l’assassinat du juge Renaud. Ce meurtre qui n’a jamais été élucidé est le premier assassinat d’un magistrat après-guerre. Le 3 juillet 1975, celui que l’on surnommait le shérif a résisté une dernière fois.

Années 1960, Chicago sur Rhône, Lyon pour le commun des mortels. Le milieu du banditisme étend ses tentacules sur toute la ville. Voyous, policiers et politiques se croisent en soirée. La collusion est parfois de mise et les hommes du Service d’action civique (Sac) font leur loi. Cette association, bras armé du général de Gaulle, regroupe d’anciens résistants, des barbouzes et des membres des forces de l’ordre mais aussi des criminels. Dans les commissariats de la ville, il n’est pas rare de voir un voyou échapper à toute poursuite en dégainant simplement sa carte du Sac ou en faisant appeler en haut lieu. Le sésame est presque synonyme de passe “sortie de prison”. Ainsi le parrain de Lyon Jean Augé, ancien barbouze durant la guerre d’Algérie et proche du Sac, a-t-il pu compter sur le soutien d’un militaire gradé dans une affaire de vol à Toulouse. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. La rumeur veut alors que certains braquages servent à financer des campagnes politiques.

Dans ce contexte tendu où le crime semble payer, le juge François Renaud arrive à Lyon en 1966. Sa réputation le précède. Né en 1923 au Tonkin (futur Vietnam), ancien résistant, il a officié comme juge dans les colonies durant les années 1950. À Lyon, il se fait très vite un nom. François Renaud est un incorruptible, dans une cité en proie au crime. Il grimpe logiquement les échelons et est nommé premier juge d’instruction en 1972.

Le shérif

Avec son look atypique, François Renaud semble parfois tout droit sorti d’un western. L’homme, qui monte à cheval, se balade en ville en bottes, chemise rose et veste à carreaux. On le surnomme le shérif. Ses méthodes tranchent avec celles de ses pairs. C’est un homme de poigne, obstiné, qui instruit ses dossiers avec professionnalisme et passion. À côté, il n’hésite pas à sortir. On lui reproche ses mœurs légères, lui n’ayant jamais caché son amour pour les femmes. Il n’est pas rare de le voir arriver dans un bar en charmante compagnie, toisant du regard les voyous qui pourraient être dans la salle. Les anecdotes ne manquent pas. Un jour, le juge aurait ainsi croisé Jean Schnaebelé, ancien compagnon de résistance. L’homme lui aurait demandé ce qu’il devenait, lui-même se vantant d’être “devenu le plus grand truand de Lyon”. Renaud aurait répondu : “Moi, je suis le plus grand juge de Lyon”, fin de la conversation. Le “shérif ” garde ses distances, il ne fricote pas avec le crime. Quand le bandit Guy Reynaud s’évade, le juge va voir son avocat et lui demande d’organiser une rencontre “d’homme à homme”, sans armes, n’importe où, même sur une barque s’il le veut. Quarante ans après, tous ceux qui l’ont croisé ont mille histoires à raconter. Un policier à la retraite narre ainsi, hilare, l’une de ses premières rencontres avec le “shérif” : “Un jour, on lui amène un voyou qu’on avait un peu bousculé. Le gars commence à se plaindre qu’on l’a giflé. Le juge se lève et lui met une grosse baffe dans la gueule en s’exclamant : “Tiens ! Ça en fera une de plus pour tes comptes.” L’anecdote est fausse, nous a appris depuis le fils de François Renaud, mais illustre bien le caractère légendaire qu’a pris le souvenir du juge Renaud. Un autre policier rappelle comment celui-ci mettait la pression sur le Gang des Lyonnais : “Renaud apprend que les Lyonnais sont à une fête gitane aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Il prend sa bagnole, roule au-delà des limites comme il le faisait souvent et débarque dans la fête, où il y a tout le gratin du gang. Le juge choisit l’une des plus belles filles, qui était une des nanas d’un membre de la bande, et il danse avec elle devant tout le monde. Il quitte la fête sans rien dire. Il avait un côté chevaleresque que rien ne semblait pouvoir ébranler...” Là encore, une légende selon son fils qui raconte une autre histoire : "Il est allé là-bas avec un policier et sur place ce serait plutôt la compagne de l'un des membres du gang des Lyonnais qui aurait lancé sur lui une opération de charme. Il a su mettre fin au manège". Examiné à la lumière des années 2000, François Renaud détonne, serait critiquable. Mais ce jugement est anachronique. En 1966, il est l’homme dont la justice a besoin à Lyon.

Un juge menacé de mort

La réputation du juge se fait plus forte en ville. Les avocats le craignent. On dit qu’il a la détention préventive “facile”, qu’il n’hésite pas à interdire de parloir les inculpés, à interroger leur entourage et, le cas échéant, leurs femmes ou maîtresses. En 1973, lors d’émeutes à la prison Saint-Paul, les mutins scandent : “Re-naud, Re-naud, on aura ta peau !” Parmi eux, Guy Reynaud. La confrontation sur la barque n’a jamais eu lieu, mais le criminel voue une haine farouche au “shérif ”. Ce dernier a la tête ailleurs. À travers ses soirées lyonnaises, mais aussi lors des interrogatoires dans son bureau, il a bien compris comment la ville fonctionnait. La collusion entre politiques et criminels le rend malade, le dégoûte. François Renaud sait que son comportement lui attire des inimitiés, et met sa vie en danger. Pendant un temps, il sort toujours armé d’un pistolet 7,65 mm, cadeau de résistance. Un jour, une voiture lui fait une queue de poisson, il pense au pire et sort arme au poing. L’un des passagers le désarme. Le malentendu se règle au poste de police. Le juge est dévasté, il comprend qu’il a failli tirer sur des innocents et remise son pistolet dans un tiroir. Dans les années 1970, François Renaud s’empare de sa dernière affaire : celle du Gang des Lyonnais. Cette bande dirigée par Edmond Vidal est soupçonnée de plusieurs braquages, dont celui de Strasbourg le 30 juin 1971. Le gang aurait dérobé ce jour-là 11 680 000 francs, le casse du siècle pour les médias de l’époque. La police cherche à arrêter les hommes en flagrant délit, en vain. La carte de l’association de malfaiteurs est dégainée. En décembre 1974, les membres du gang sont arrêtés.

La dernière affaire du juge Renaud

Les relations entre le juge Renaud et Edmond Vidal virent à l’affrontement. Le “shérif ” a fait emprisonner les femmes des membres du gang, dont Jeannette, la maîtresse de Vidal, ainsi que son ex-femme, sa mère et la mère de Jeannette. Dans son autobiographie, Je ne me tairai jamais, maître Joannès Ambre, qui était l’avocat du chef du gang, rapporte des propos tenus par Vidal au juge Renaud : “Vous avez incarcéré ma femme, ma mère et mon amie, ni les unes ni les autres n’étaient mêlées à mes affaires, qui d’ailleurs n’ont rien à voir avec des hold-up. Tant qu’elles seront en prison, je me tairai. Je ne veux en aucune façon coopérer avec vous.” L’affaire avancera peu, les preuves sont rares. Le juge Renaud ne la bouclera pas. Le 3 juillet 1975, vers 2 heures et demie du matin, le “shérif ” rentre chez lui, montée de l’Observance, avec sa compagne. Il gare sa BMW non loin de son domicile. Une Audi 100 arrive à vive allure, des hommes cagoulés en sortent. Dans un dernier acte de résistance, François Renaud protège Geneviève et tente d’échapper à ses bourreaux. Ils se réfugient derrière une Coccinelle blanche. Un tueur les trouve. Le juge est abattu de trois balles, dont une à bout portant. Le “shérif ” est mort, premier magistrat abattu en France depuis la Seconde Guerre mondiale.

Edmond Vidal, coupable idéal, théorie trop simpliste

Immédiatement, Edmond Vidal, bien qu’emprisonné et à l’isolement, est suspecté d’avoir commandité l’assassinat. Le 7 juillet 1975, le chef du Gang des Lyonnais fait publier dans Le Progrès, par le biais de son avocat, une lettre où il clame son innocence. Le 15 juillet, il réitère ses propos dans Paris-Match. Aujourd’hui encore, Edmond Vidal réfute l’accusation dans son livre Pour une poignée de cerises : “À l’origine de cette rumeur : les affirmations gratuites du commissaire Richard. Lequel a collaboré activement à notre traque à Lyon [...] Selon lui, mon cousin Barthélemy Vidal aurait, à ma demande, sollicité des tueurs pour flinguer le juge Renaud qui maintenait Jeannette en prison.” Edmond Vidal, coupable idéal à l’époque, mais trop simple, presque un bouc émissaire qui n’avait rien à gagner dans cette affaire. Ses conditions de détention étaient dures, elles le seront encore plus après la mort du juge.

Qui a tué le juge Renaud ?

À la suite de la confession d’indicateurs, le commissaire Richard est convaincu que les assassins sont des dénommés Marin, Lamouret et Alfani. Le 9 mars 1976, la police tente d’arrêter Marin, soupçonné d’avoir participé à l’enlèvement du petit Christophe Mérieux, à Champagne-au-Mont-d’Or. Après une poursuite, l’individu est abattu. Craignant de finir de la même façon, Alfani et Lamouret clament leur innocence dans l’affaire du juge Renaud par voix médiatique. La mort de Marin marque la fin du dossier Renaud, qui n’avancera quasiment plus. Dans son rapport, le commissaire Richard avance trois théories sur la mort du juge : la vengeance personnelle (un mari jaloux, par exemple), celle d’un groupe de malfaiteurs (ce ne sont pas les suspects qui manquent) ou la vengeance politique (un assassinat commandité par le bras armé d’un parti, tel le Sac). Cette dernière théorie, régulièrement reprise, voudrait que le juge Renaud ait été sur le point de prouver que certains braquages visaient à financer des partis politiques. Dans son film Le Juge Fayard dit le Shériff (1977), le réalisateur Yves Boisset explore cette piste. Son personnage, interprété par Patrick Dewaere, s’inspire clairement de François Renaud, et rencontre le même destin à la fin. Le Sac est clairement présenté comme responsable. L’association intente un procès et le gagne. Le terme “Sac” est alors bipé sur les bobines. Dans les salles de cinéma partout en France, le public, informé de la censure, s’amuse à crier “Sac” à chaque bip. Aujourd’hui, le fils du juge, Francis Renaud, s’attache à cette théorie de crime politique. Selon lui, en se basant sur les convictions qu’aurait partagées son père, le hold-up de Strasbourg aurait servi à financer l’UDR (ancêtre de l’UMP). Le Gang des Lyonnais aurait été la rencontre entre des jeunes non politisés, comme Edmond Vidal et ses proches, et d’autres plus anciens qui auraient eu des liens avec le Sac, tel le parrain Jean Augé. Interrogé par Lyon Capitale en 2011, Francis Renaud excluait le chef du Gang des Lyonnais de l’équation directe – “Edmond Vidal, ce n’est pas le commanditaire, il n’a aucun intérêt objectif à faire cela” – tout en rappelant que le membre du gang avait admis avoir réalisé des “braquages politiques”. Le fils reste donc intimement convaincu que son père a été abattu avant de pouvoir lier banditisme et politique et prouver que le Sac était derrière certains hold-up. Dans son livre Justice pour le juge Renaud, il conclut : “Le Gang des Lyonnais serait bien à l’origine de l’assassinat du juge Renaud mais, plus que l’instigateur, il en serait la cause.” Ces théories resteront sans doute sans réponse. En 1992, le juge Georges Fenech, futur parlementaire UMP du Rhône, a rendu l’ordonnance de non-lieu. Le crime est prescrit depuis 2004. Le dernier shérif est mort sans que justice soit faite.

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