Minsk II : l’occupation rampante du Donbass

Nouvelle tribune du président du Comité pour la défense de la démocratie en Ukraine, qui préside également le comité Ukraine 33.

Lors du sommet dit de Minsk II (1), qui s’est tenu le 11 février dernier dans la capitale du Bélarus, les principales mesures annoncées prévoyaient notamment le retrait des armes lourdes de la ligne de front, la restauration des frontières de l’Ukraine et le départ des “troupes étrangères”. Plus de quatre mois après ce sommet, on ne peut que constater que la plupart de ces mesures ont été très peu – si ce n’est jamais – appliquées. Et que les combats n’ont jamais vraiment cessé…

Dès l’entrée en vigueur de ce nouveau cessez-le-feu, le leader de la DNR, Alexandre Zakhartchenko, s’est lancé dans une offensive débridée sur l’enclave de Debaltseve (2), qu’il venait d’exclure de façon unilatérale du périmètre d’application des accords et qu’il a fini par réduire en cendres le 20 février à l’aide d’un soutien massif en hommes et en matériel fourni par la Russie de Poutine.

1. Sommet qui était destiné à faire appliquer un précédent accord de cessez-le-feu, signé le 5 septembre 2015 dans cette même ville de Minsk.
2. 500 civils sont morts sous le déluge de feu déclenché, au mépris total de l’accord signé quelques jours plus tôt.

Dans la foulée de ce massacre, les armes lourdes retirées par les axes principaux des territoires occupés pour donner le change aux observateurs de l’OSCE ont aussitôt été réacheminées par les routes secondaires et ont, depuis lors, servi à harceler et tester les lignes ukrainiennes au quotidien (3).

3. Parmi celles-ci, des chars T 72-B3, des lanceurs de roquettes multiples 2B26 MLRS GRAD-K et MLRS 9K58 Smerch, des systèmes de missiles sol-air 9K332 Tor-M2 et BUK-M, des lance-flammes TOS1-Buratino, des obusiers de 122 et 152 mm… tous fabriqués, fournis et mis en œuvre par l’armée russe.

Pour la seule journée du dimanche 21 juin, près de 85 attaques ont été recensées sur les postes avancés de l’armée ukrainienne et les villages environnants. Entre Donetsk et Louhansk, les localités de Pisky, Opytne, Lozove, Pervomaïsk, Svitlodarsk, Maryinka, Avdiivka, Makiivka… ont ainsi été durement touchées : les habitations sont systématiquement visées et il ne se passe pas une journée sans qu’on déplore de nouvelles victimes civiles.

Cela correspond malheureusement aux standards de la tactique militaire des républiques séparatistes soutenues par Moscou, tactique qui se traduit par exemple à Donetsk, capitale de la DNR, par une installation systématique des batteries, des chars, des garnisons… au milieu des zones résidentielles, des jardins d’enfants et des écoles. À tel point qu’une manifestation contre la guerre, une première en zone contrôlée par les séparatistes, s’est tenue le 15 juin devant l’un des bâtiments officiels de Donetsk et a rassemblé près de 500 personnes.

Le seul journaliste russe présent sur place pour couvrir les événements, Pavel Kanygin, de Novaya Gazeta (4), a été arrêté peu après son reportage, copieusement passé à tabac et expulsé vers Moscou pour “ne pas avoir respecté les consignes”… Rien en effet ne doit venir troubler l’ordre habituel de la propagande dictée par le Kremlin, qui veut faire de l’anéantissement des troupes ukrainiennes et des territoires souverains ukrainiens une cause sainte et conforme au panslavisme dévoyé prôné par Vladimir Poutine.

4. L’un des derniers journaux russes indépendants.

La doctrine russe officielle hésite toujours entre les accusations infondées de sympathies pro-nazies jetées à la face du pouvoir ukrainien et, de façon extrêmement contradictoire, au gré des circonstances et des auditoires, celles d’orientations philosémites indéniables (5).

5. Lors d’une intervention la semaine dernière à l’université d’État Nekrasov de Kostroma (Fédération de Russie), l’actuel leader de la LNR Igor Plotnitsky a ainsi déclaré : “Je ne suis pas antisémite, mais il est indéniable que l’Ukraine est actuellement contrôlée par les Juifs.” Façon à peine voilée, atavisme néo-stalinien oblige, de désigner des coupables faciles.

Manifestement, cela ne suffit pas encore à ébranler les convictions profondément pro-poutiniennes de nos élites politiques, de Thierry Mariani à Marine Le Pen, en passant par Jean-Luc Mélenchon et même l’antédiluvien VGE !

Sur le terrain, la mainmise de Moscou est cependant chaque jour plus évidente. Ainsi, les derniers groupes de “cosaques” qui faisaient partie au printemps 2014 des toutes premières troupes d’occupation non réglementaires venues de Russie ont été peu à peu évincés, renvoyés en Russie (ou éliminés) et le dernier chef de guerre indépendant, Aleksey Mozgovoy, commandant de la brigade Prizrak (Fantôme), depuis longtemps en froid avec Plotnitsky, a été exécuté en plein jour dans sa voiture, en compagnie de 6 autres personnes de son cortège, le 23 mai dernier.

Zakhartchenko, pour la DNR, et Plotnitsky, pour la LNR, tous deux adoubés par Poutine et soutenus par l’ultranationaliste Alexandre Dugin, ont désormais les coudées franches, forts des 31 convois humanitaires – soit l’équivalent de 200 000 tonnes de “marchandises” – envoyés par la Russie depuis août 2014 pour équiper le Donbass. Il ne fait plus aucun doute que l’écrasante majorité de ces convois contenaient en fait des armes, des munitions et du carburant, tant les réseaux sociaux russes ont regorgé ces derniers mois de selfies, de vidéos et de photos postés par des recrues goguenardes et imprudentes qui ne pouvaient s’empêcher de se vanter de leurs exploits…

Contre toutes les évidences, Moscou campe sur ses positions et s’évertue encore et toujours à nier la présence de soldats russes en Ukraine orientale, mais Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du conseil de sécurité russe, a toutefois fait une confidence surprenante au quotidien Kommersant, déclarant lors d’une interview, il y a quelques jours : “La Russie n’a pas les moyens d’empêcher le départ des volontaires russes combattant dans l’est séparatiste de l’Ukraine.” Un aveu du bout des lèvres qui ne peut dissimuler une situation largement documentée par les observateurs de l’OSCE : depuis le début de l’année 2015 et au gré des rotations et des théâtres d’intervention, le nombre de soldats russes présents et intervenant en Ukraine a pu atteindre 10 000 hommes (sans compter entre 30 000 et 40 000 hommes stationnés dans la Crimée occupée).

En février 2015, les enquêteurs ukrainiens ont dénombré jusqu’à 55 formations militaires russes différentes sur le territoire du Donbass, entre les troupes régulières, les formations commandos, les groupes subversifs et ceux chargés du renseignement. Le 16 mai dernier, près de Chtchastia, ce sont d’ailleurs deux membres de la 3e brigade des forces spéciales de Togliatti (oblast de Samara, Russie), le capitaine Erofeev et le sergent Alexandrov, qui ont été capturés par l’armée ukrainienne, une capture qui vient étayer une fois de plus, si besoin est, la thèse de l’implication massive des troupes russes dans l’offensive et l’occupation du Donbass (6).

6. Fidèle à sa politique de déni et au mépris des dangers courus par ses propres soldats sur ordre de l’état-major russe, Moscou s’est empressé d’affirmer que ces deux officiers n’étaient plus en activité lors de leur capture. Après quoi, la brigade a été rapatriée de toute urgence en Russie, ses membres privés de contacts avec leurs proches en attendant le débriefing de leurs autorités de tutelle et les familles elles-mêmes menacées de sanctions au cas où elles répondraient aux sollicitations des médias…

“Russian Leak”

Les mensonges du Kremlin ont de plus en plus de mal à tenir. Il faut dire que, ces derniers mois, les fuites ont été nombreuses, y compris en provenance directe de la Russie. Ainsi, le 24 février, le journal Novaya Gazeta (7) a publié de très larges extraits d’un document confidentiel rédigé par l’oligarque Konstantin Malofeev, un proche de Vladimir Poutine et surtout le promoteur patenté de la Novorossia et le grand argentier du “séparatisme pro-russe” dans l’est de l’Ukraine. Cette véritable feuille de route de l’ingérence russe en Ukraine présentée en 7 points principaux aurait été transmise au Kremlin début février 2014, soit en pleins JO de Sotchi et peu de temps avant l’invasion de la Crimée.

7. Journal où officiait Anna Politkovskaïa lorsqu’elle a été assassinée, le 7 octobre 2006, à Moscou. Elle travaillait sur le dossier brûlant de la guerre menée par Poutine en Tchétchénie.

Bien entendu, Vladimir Poutine avait préparé de son côté son scénario pour la Crimée depuis fort longtemps, mais on ne peut que constater lorsqu’on lit cette feuille de route l’étroite collusion entre les visées des oligarques et celles de Poutine, et le respect scrupuleux du modus operandi exposé dans ce document qu’ont eu les exécutants des basses œuvres du Kremlin en Ukraine (8).

8. Extrait : “Afin de lancer le processus du mouvement pro-russe en Crimée et dans les régions ukrainiennes de l’Est, il faut à l’avance créer des événements capables de donner une légitimité politique et une justification morale à ce processus, mais également élaborer une stratégie de communication, qui mettrait l’accent sur le caractère forcé et réactif des actions de la Russie et des élites pro-russes de l’est et du sud de l’Ukraine” (Anne-Charlotte Waryn, info.arte.tv).

Ce véritable “Russian Leak” s’est poursuivi le 12 mai dernier par la publication très attendue du rapport Nemtsov sur l’intervention russe en Ukraine. Boris Nemtsov ayant été fort opportunément assassiné en plein Moscou le 27 février, ce sont ses collègues du parti libéral d’opposition Parnass qui se sont chargés de le finaliser, de le faire imprimer (malgré les menaces et les intimidations) et de le diffuser. Ce rapport de 67 pages (9) intitulé “Poutine, la guerre”, basé sur des sources ouvertes, des sources anonymes à Moscou et des témoignages de familles de conscrits russes morts en Ukraine, a été présenté cette semaine à l’Assemblée nationale à Paris. C’est un réquisitoire implacable contre les mensonges et les trahisons d’un Poutine en mal de popularité en Russie avant l’Euromaïdan ukrainien, qui a choisi rien moins que de se lancer dans une aventure guerrière pour redorer son blason en interne, au prix d’une catastrophe humanitaire : à ce jour, le conflit dans le Donbass a fait près de 6 500 morts, 20 000 blessés et 1,2 million de déplacés.

9. Rapport consultable en français ici.

La communauté internationale ne cesse de clamer haut et fort que les accords de Minsk doivent être appliqués… mais semble ne pouvoir trouver aucun moyen sérieux d’amener la Russie – qui est juge et partie dans ce conflit – à respecter ses engagements, les traités internationaux et à retirer ses troupes du sol ukrainien. L’Union européenne vient de prolonger les sanctions économiques contre la Russie, sans toutefois les renforcer. Un aveu d’impuissance ? Force est de constater que le 4e sommet du Partenariat oriental, qui s’est tenu à Riga les 21 et 22 mai, a consciencieusement édulcoré la crise ukrainienne dans ses déclarations officielles, et que la dernière réunion du Normandy Four à Paris s’est soldée par une recommandation visant ni plus ni moins que l’application pleine et entière de l’accord de février dernier ! Retour à la case départ…

Sur place, le conflit semble parti pour s’installer dans la durée, avec plusieurs issues possible. À ce titre, les visées de Vladimir Poutine et des responsables locaux des territoires sécessionnistes ne sont pas forcément concordantes. Autant la LNR et surtout la DNR répètent à l’envi qu’elles ne se contenteront pas des territoires déjà acquis, ce qui laisse augurer d’un renforcement des attaques contre les lignes ukrainiennes dans les jours et les semaines à venir, autant Vladimir Poutine semble rechercher avant tout un pourrissement de la situation. Tout d’abord parce que l’annexion de la Crimée, l’armement et l’entretien des troupes dans le Donbass commencent à lui coûter très cher (10), mais en plus parce qu’il n’a nullement l’intention de participer au développement de ces régions.

10. Au cours des dix derniers mois, les dépenses militaires de la Russie ont atteint 53 milliards de roubles (1,3 milliard de dollars). Chaque soldat en activité en Ukraine coûte 350 000 roubles par mois au Kremlin.

A contrario, un conflit qui s’éternise représente un point de fixation pour l’attention de l’Ukraine et de la communauté internationale et, surtout, pèse très lourd dans l’économie ukrainienne. Peut-être jusqu’à conduire l’Ukraine à la faillite. Ce qui serait le scénario rêvé pour Poutine, lui qui a méticuleusement organisé la mise en coupe réglée de l’économie ukrainienne et l’affaiblissement de son armée avec l’aide du président renégat Yanoukovitch. Ce serait en quelque sorte le couronnement de plusieurs années de patients efforts, dans l’ombre.

Sauf que Vladimir Poutine n’avait pas anticipé l’Euromaïdan fin 2013 et qu’il n’aurait jamais misé un seul rouble sur l’actuel président Porochenko et surtout sur la société civile ukrainienne, qui s’est montrée exemplaire depuis plus d’un an dans son engagement auprès des soldats ukrainiens…

Autant dire que l’Ukraine risque de continuer à jouer le rôle de gilet pare-balles pour l’Europe encore longtemps. Au-delà de la résistance héroïque des Ukrainiens, c’est peut-être l’effondrement de la Russie elle-même qui mettra un terme à cette guerre coloniale. Non pas un effondrement provoqué de l’extérieur. Plutôt un effondrement venu du cœur même de la Russie. Certains, comme le journaliste russe Sergueï Dorenko, voient dans la concession récente d’immenses terres agricoles à la Chine le commencement de la fin économique de la fédération. D’autres, comme l’écrivain russe Vladimir Voïnovitch, tablent plutôt sur une crise morale majeure.

Le journaliste et écrivain russe Arkady Babtchenko, vétéran de Tchétchénie, porte un regard sans concession sur la sale guerre de Poutine : “Je pense que maintenant nous assistons au déclenchement de la pire guerre du XXIe siècle pour la Russie. Pas en termes de nombre de morts, mais du point de vue de ce qui se passe maintenant dans la société civile. Aucune autre nation durant aucune autre guerre n’a fait une telle découverte : que l’on puisse refuser pour de l’argent de publier le nom des époux morts. Qu’on puisse effacer le nom de son mari de sa tombe pour une récompense ou un appartement. Qu’on puisse renoncer au nom du père de ses enfants mort. Qu’on puisse prendre un mort pour un vivant. Qu’on puisse accorder le fait que ces soi-disant corps seront enterrés dans des tombes anonymes durant la soi-disant guerre dans le soi-disant pays… Je ne comprends pas comment l’on peut acheter ses citoyens morts, envoyé à la guerre par soi-même. Je ne comprends pas comment l’on peut vendre son mari, fils, frère mort pour une récompense. Je ne comprends pas. C’est vraiment effrayant… En fait, il n’y a plus de nation. Il n’y a pas de communauté qui pourrait dire de chacun de ses membres : “nous”. Ce territoire est habité par des groupes autonomes et des communautés des gens agressifs en colère rassemblés accidentellement par des circonstances extérieures ; ils haïssent tous ceux qui ne font pas partie de leur bande – et il n’existe plus aucune nation” (EMPR, Novaïa Gazeta, mars 2015).

Combien de morts faudra-t-il encore avant que les 89 % de Russes qui font “officiellement” confiance à leur président ne réalisent vers quelle catastrophe ils courent (11) ?

11. À l’heure où je rédige ces lignes, une contestation populaire massive vient de naître en Arménie. C’est l’augmentation insupportable des prix de l’électricité qui a servi de socle à ce mouvement, mais le rejet de l’influence russe sur la politique intérieure arménienne cristallise de plus en plus le mécontentement de la foule. Pour Moscou, c’est l’Occident qui s’ingère à nouveau dans son “étranger proche”. La sclérose de l’analyse stratégique russe va certainement la conduire à reproduire les mêmes erreurs qu’avec l’Ukraine…

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