Lyon Capitale n°163
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Il y a 20 ans : Un faux Modigliani dans la donation Delubac ?

IL Y A 20 ANS DANS LYON CAPITALE – De son vivant, Jacqueline Delubac avait promis de faire don de sa collection d'art au musée de Lyon, sa ville d'origine. Lorsqu'elle décède en 1998, c'est plus d'une dizaine de chefs d'œuvres qui sont légués à l'institution, dont un qui semble être une copie.

Lyon Capitale n°163, 18 mars 1998, © Lyon Capitale

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La troisième épouse de Sacha Guitry était une grande amatrice d'art. Lorsqu'elle décède en 1998, c'est toute sa collection qui est léguée au musée de Lyon. Parmi les Picasso, Dufy, Bacon ou Miro, on trouve un Modigliani qui ne serait pas authentique. Pas référencé dans les catalogues d'art, et présentant des défauts, les experts redoutent que ce soit tout simplement une contrefaçon. Triste nouvelle pour un tableau dont la valeur est estimée à quelques 25 millions de francs. Dès lors, c'est le branle-bas de combat au musée de Lyon. L'institution en appelle à des experts scientifiques, qui par des mesures radiographiques doivent vérifier l'authenticité de la peinture.

Lyon Capitale n°163, 18 mars 1998, p. 4 © Lyon Capitale

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Un article publié dans Lyon Capitale n°163 le mercredi 18 mars 1998, signé par Anne-Caroline Jambaud.

Un faux Modigliani dans la donation Delubac ?

La donation Jacqueline Delubac, offerte au musée des Beaux-Arts de Lyon à [a mort de La belle comédienne, compte de nombreux chefs-d'œuvre inespérés, quelques petites fautes de goût et un gros problème. Le Modigliani, évalué pour Les droits de succession à 25 MF, serait en effet un faux. Pourtant, conformément au vœu de madame Delubac, il sera présenté au public dès Le 3 avril_ prochain.
Le musée des Beaux-Arts de Lyon s'apprête à lever le voile sur le dernier acte de sa rénovation et les trésors de la donation Eknayan-Delubac. La comédienne Jacqueline Delubac, troisième épouse de Sacha Guitry et modèle d'élégance, a en effet fait don au musée de Lyon, sa ville d'origine, de sa magnifique collection d'œuvres modernes et des remarquables impressionnistes de son deuxième mari, le diamantaire arménien Miran Eknayan. Deux Picasso, un Dufy, deux Bacon, un Miro, deux Rouault, un Vuillard... Les collections sont d'autant plus belles qu'elles n'ont encore jamais été montrées ; elles ont la fraîcheur des premiers regards et des nouveaux émois. Madame Delubac prêtait en effet très rarement ses tableaux et refusait qu'ils soient photographiés. Après la mort de la grande dame, décédée dans un accident de la circulation en octobre dernier, Philippe Durey, le conservateur du musée, et son équipe ont donc appris avec émotion la confirmation de cette donation qu'ils ont "découverte" à la fin du mois de décembre, au moment de la réception des œuvres au palais Saint-Pierre. La plupart d'entre elles ont évidemment ravi le conservateur du XXe siècle, Christian Briend, comme par exemple les Danseuses sur la scène de Degas, La Sainte-face de Rouault ou encore une Femme assise sur la plage de Picasso, peinte juste avant Guernica. Au-delà même de toutes espérances. Mais inversement, des "surprises" moins réjouissantes sont apparues. Le nu de Modigliani figurant dans la collection Eknayan pose ainsi clairement problème. "Je considère que ce n'est pas une œuvre authentique. J'ai demandé l'avis de quelques collègues, ils sont tous très réservés. Il faut désormais attendre l'expertise scientifique", explique Christian Briend. Au coup d'œil, des conservateurs ont donc émis un premier avis très négatif. "Le cou est bizarrement enfoncé dans les épaules ; c'est une anomalie anatomique très surprenante", relève Christian Briend. Par ailleurs, ce tableau n'est toujours pas référencé à ce jour, notamment dans le catalogue réalisé en 1972 par l'italien Ceroni et publié chez Flammarion. Enfin, Modigliani a tellement été copié, dès sa mort jusqu'à très récemment encore, que le doute est manifestement toujours permis. Peut-être même pour certaines œuvres répertoriées et exposées dans les musées. "If y a des surprises", prévient le spécialiste Marc Restellini en charge du catalogue raisonné de l'œuvre de Modigliani pour l'institut Wildenstein, qui passe chaque œuvre de l'artiste au crible de l'analyse et des infra-rouges (lire interview). Archives fantaisistes, copies très précoces et flambée des prix ont favorisé une circulation de faux tableaux nettement plus importante que pour la majorité des artistes. Et les cabales d'experts n'ont rien fait pour calmer le jeu. Etant donné la complexité du travail d'authentification sur un artiste comme Modigliani, il apparait que seule une analyse scientifique de l'œuvre, menée au moyen de procédés objectifs comme Fa radiographie, est à même de trancher le problème. Le musée des Beaux-Arts de Lyon envisage donc d'adresser prochainement le tableau au laboratoire de recherche des musées de France pour un check-up complet. Mais seulement après l'inauguration du musée, qui mobilise pour l'heure toutes les énergies. "Il faut en avoir le cœur net", admet Christian Briend. D'autant que maître Ribeyre, commissaire-priseur chargé des collections Delubac, et notamment de la vente aux enchères d'une partie de celles-ci le 16 mars dernier à Drouot-Montaigne, a estimé le Modigliani à 25 MF.
En attendant l'expertise scientifique, le musée a décidé d'annoncer une réserve de prudence sur l'oeuvre controversée, en indiquant sur le cartel "Modigliani T'. Une pratique plutôt inhabituelle pour un musée, qui se garde généralement d'exposer une œuvre dont l'authenticité pose des problèmes. "Dans nos collections on a de la même façon un doute pour un Utrillo ; il est rangé dans la réserve", poursuit le conservateur du XXe siècle et des objets d'art. Alors pourquoi exposer ce Modigliani douteux à l'entrée de la salle Eknayan sinon par délicatesse envers madame Delubac et son exécuteur testamentaire ? Une clause dans le testament de l'élégante collectionneuse précise en effet que l'ensemble des œuvres doit être exposé dans deux salles distinctes du musée des Beaux-Arts. "Sur une suggestion du musée des Beaux-Arts", précise Christian Briend. Du coup, le musée ne peut pas se permettre de faire le tri dans la quarantaine d'œuvres qui lui ont été offertes en donation. A priori cela ne s'imposait pas, car Jacqueline Délubac a manifestement choisi de donner ses chefs-d'œuvre à Lyon, à l'exception d'un superbe Van Dongen, vraisemblablement laissé à ses héritiers pour payer ses droits de succession. Il y a pourtant quelques petites entorses à la règle, comme le portrait qu'a fait d'elle Bernard Buffet, un peintre rarement exposé dans les musées. Il détonne un peu au milieu d'un ensemble de Georges Braque, de Wilfredo Lam ou de Fernand Léger de toute beauté. Il a d'ailleurs été sagement rangé à droite de l'entrée de la salle, aux côtés d'autres portraits et d'une toile de son ami Paolo Vallorz, Nathalie au miroir, que d'aucuns considèreront comme une petite faute de goût... Mais on ne va tout de même pas chipoter pour une si exceptionnelle donation, estimée à 292 millions de francs par Maître Ribeyre, et volontiers reconnue comme la plus belle dotation qu'ait reçu un musée français depuis 1945 (lire encadré). D'autant que la clause testamentaire n'est sûrement pas exclusive. Si le Modigliani s'avérait bel et bien être un faux, comme le craignent les conservateurs, son repli en réserve pourrait vraisemblablement faire l'objet d'une discussion avec l'exécuteur testamentaire de madame Delubac. A moins que cet encombrant nu ne prenne définitivement ses quartiers au musée des Beaux-Arts de Lyon, drôle de point d'interrogation au Milieu de chefs-d'œuvre définitifs de l'art moderne.
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