Mother

Méfions-nous des images

Mariage gay, adoption, PMA, GPA, parentalité… La philosophe Jeanne-Claire Fumet répond à nouveau à la psychologue Marie-Catherine Ribeaud.

Laissons vaciller nos certitudes ; contre les intégrismes de toute obédience, qui agitent à grands fracas les épouvantails de leurs cauchemars, laissons errer ces questions qu'aucun décret ne parviendra à clore. D'accord avec Marie-Catherine Ribeaud sur ce point, et sur la nécessaire distinction entre le domaine du fantasme et celui de la réalité. Mais le champ des images n'est pas simple, toutes ne pèsent pas du même poids sur notre réflexion. « Trahison des images » sous-titre le peintre des « Ceci n'est pas... » Le soupçon qui joue là interroge les représentations de notre esprit : la pensée qui surgit du mot « Mère » me semble à la fois plus profonde et plus vaste qu'un fantasme, mais moins consistante qu'une notion intellectuelle. N'est-elle pas de l'ordre de ces archétypes imaginaires qui aveuglent l'analyse en se donnant pour de faciles évidences ?

S'il faut séparer la réalité du fantasme – et il le faut - où donc chercher la mère réelle ? Du côté du concept objectif, choisira-t-on la définition de la biologie ou bien celle du droit ? Du côté de la multiplicité des expériences concrètes, la litanie des descriptions particulières ou l'énumération des qualités communes ? La question « Qu'est-ce qu'une mère ? » commande la recherche d'une essence. Où trouver l'essence d'une réalité si fortement investie de sensibilité, sinon dans le domaine trompeur des certitudes sacrées, du rêve inaperçu, de l'aura symbolique qui nous lie à nous-même et à notre histoire, dans les strates de notre imaginaire ? Ce mot n'est pas moins « malicieux » que les autres, et comme il nous emporte à notre insu ! A l'incertaine pureté de l'essence, je préfère une forme plus empreinte du devenir humain : « Qu'est-ce qui rend mère une femme, qu'est-ce qui rend père un homme ? »

Est-ce vraiment oublier le point de vue de l'enfant ? Bien sûr, un écueil menace aussi par là, symétrique à celui de la « tendre mère » de nos grands fonds imaginaires, et non moins naïf. Si « l'être mère par essence » est suspect, comment ne le serait pas le « devenir mère » ou « devenir père » porté par un désir de mutation oblative, voilant un sourd désir de compenser l'Absence, sur fond de ressentiment ignoré ? De quoi accabler l'enfant qui n'en demande pas tant – mais qui attend probablement autre chose de ses parents.

Déposons, s'il se peut, les fantasmes de l'âge adulte, et reprenons autrement la question. Ne faudrait-il pas dire, cette fois du point de vue de l'enfant : « Qu'est-ce qu'avoir une mère, qu'est-ce qu'avoir un père ? » Revenons à la fictive jeune fille poly-parentalisée de MC Ribeaud. Je gage qu'elle ne se poserait la question sous aucune de ces formes. Ou plutôt : qu'elle ne commencerait à se la poser qu'à l'instigation d'une demande administrative ou juridique. La jeune fille vivrait, supposons-le, auprès de personnes adultes dont elle saurait implicitement que son propre bien prévaut pour eux sans réserve sur le leur, au nom d'une confiance et d'une affection réciproques éprouvées intuitivement au fil du temps. La légitimité du lien tissé dans l'intimité du quotidien ne deviendrait un problème que lorsqu'elle serait sommée de rendre raison à l'ordre public. C'est bien là que se situe le « niveau général » d'analyse demandé par MC Ribeaud : comment s'accorder sur la valeur statutaire des fonctions parentales ?

Peut-être nous reste-t-il à déboulonner une statue, celle du Droit. La loi s'efforce de dire au mieux ce qui contribue à l'intérêt commun, aux conditions d'un vivre ensemble tolérable pour tous, dans le respect de valeurs partagées et compte-tenu des faits, dans un contexte provisoire et changeant. Elle ne grave rien dans le marbre pour l'éternité. Accordons volontiers, cependant, que le fait ne fait pas droit et que vivre auprès de ceux qui l'ont désirée, accueillie, protégée, élevée de leur mieux ne fait pas de notre jeune fille (appelons-là Émilienne) la légitime enfant de ses parents « domestiques ». Il lui faut, au regard de la loi, un père et une mère. Au titre de la tradition patrilinéaire, elle devra porter le nom de son père, sa mère ayant abandonné le sien lors de son mariage. Question d'ordre : il faut savoir qui appartient à qui, au-delà des incertitudes qui entourent de facto l'acte de fécondation.

La parentalité est une notion récente, nous rappelle à juste titre MC Ribeaud. Au contraire de la filiation, seulement descriptive, la parentalité veut être scientifique et pose comme telle une distinction spécifique dans une catégorie précise de phénomènes humains. Transposée dans le domaine du Droit, elle prend une valeur normative : un « parent » désigne l'adulte référent responsable de l'enfant, avec les obligations mais aussi les difficultés que cela implique, et que la société s'engage ainsi à prendre en compte. Qu'y perd-on, juridiquement parlant, sinon les traces d'une hiérarchie nominative traditionnelle qui a longtemps préservé les affaires conjugales des valeurs d'égalité et de liberté ? Mais l'enfant, s'écriera-t-on, l'enfant privé de Père et Mère au profit d'une nébuleuse hybride qui les aura « avalés » ; l'enfant né dans une rose OGM fécondée par des paillette congelées, sur commande d'adultes qui ne lui sont rien ? Saura-t-il encore se construire, privé des repères de filiation généalogique et de différenciation sexuelle, que la refonte du droit de la famille aura impitoyablement gommés ?

Émilienne, je t'ai vu dérober un bâillement – encore un peu de patience, veux-tu ? C'est de toi qu'il s'agit, après tout. On n'a jamais vu que les termes juridiques abolissent les habitudes de la pensée et du langage, encore moins les dispositions affectives. Même dans ses excès, l'esprit du « politiquement correct » traduit d'abord le souci de préserver la dignité d'autrui dans le discours qu'on tient à son propos, plutôt qu'une volonté de réformer les moeurs. Ne pas se voir qualifier juridiquement de Père, pour une femme qui élève son enfant avec sa compagne, ou bien de Mère pour un homme qui élève le sien avec son compagnon, n'est pas attentatoire à la dignité de la fonction parentale, moins encore à la distinction des sexes. On pourra préférer le terme général de « parent », qui n'abroge en rien l'usage classique, mais ouvre le champ sémantique d'une parentalité complexe où les rôles de géniteurs, nourriciers, éducateurs, etc. devront trouver leur place.

Revenons une dernière fois à la symbolique et à l’imaginaire. La différence morphologique des sexes n'a jamais été en cause dans ce débat de noms : nul ne songe à la nier, surtout pas les couples homosexuels, qualifiés expressément et presque médicalement par référence à cette différence première. La question semble se concentrer sur le problème de la construction identitaire de l'enfant dans un contexte de parentalité plurielle. AMP ou homoparentalité, la duplication des référents parentaux de même sexe soulève la difficulté de la transmission des modèles. A qui vas-tu bien pouvoir ressembler, Émilienne ? Comment transformeras-tu l'antique fardeau patrimonial en un léger baluchon de ton choix ? N'est-ce pas trop de liberté pour toi ? Comment te suivrons-nous, nous qui n'avons appris à marcher que lestés de nos vieilles semelles de plomb ?

Sans aucun doute, il nous faudra apprendre à penser autrement ; à admettre qu'il nous est difficile d'adopter à sa place le point de vue de cet enfant que nous ne somme pas et ne serons jamais. A considérer que la responsabilité d'autrui ne nous arroge pas un droit imprescriptible à décider une fois pour toute de ce qui doit déterminer son bien. Veillons seulement à préparer, pour Émilienne, l'espace de droits et de libertés inédits dont devra s'entourer l'éclosion et le développement de sa génération nouvelle.

Jeanne-Claire Fumet, professeur agrégé de philosophie


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